lundi 11 octobre 2010

Texte de Rousseau


Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), première partie, ed. Bachofen, Paris, GF, 2008, p.78

Texte de Rousseau – correction tableau

séquence 1 :

paraphrase : Rousseau considère les animaux comme des mécanismes qui n'ont pas besoin d'intervention extérieure pour être remontés et réparés, ce sont donc des mécanismes automobiles.

Concepts, notions, expressions : un animal est un être vivant capable de percevoir et de se déplacer lui-même ; une machine est un mécanisme artificiel conçu par un homme et constituée de rouages extérieurs les uns aux autres ; la nature peut être prise en plusieurs sens, soit elle désigne ce qui se fait spontanément, soit elle désigne l'ensemble des objets du monde que l'homme n'a pas faits, soit elle désigne l'ordre de l'univers, c'est en ce dernier sens que Rousseau parle de nature bien qu'il personnifie et donne une intention à ce qui n'en a pas.

Fonction logique : cette séquence précède logiquement celle où Rousseau évoquera le cas de l'homme. L'animal est le cas générique, Rousseau ne semble pas dire que l'homme n'est pas un animal mais un animal spécifique ; c'est pourquoi, il commence par évoquer ce qu'il en est de tout animal pour mieux saisir la spécificité de l'homme. Ce passage se présente comme une définition paradoxale des animaux : définition parce que Rousseau statue sur ce qui caractérise essentiellement l'entité animale (a) le fait d'être un mécanisme, (b) capable de se remonter soi-même donc automobile, (c) capable de se défendre et de se réparer (cicatrisation...). On pourrait se demander si Rousseau n'introduit pas une analogie entre la machine et la vie pourtant Rousseau, dans ce texte, ne dit pas le vivant est comme une machine mais qu'il est une machine, seulement les spécificités de cette machine l'éloignent d'un mécanisme artificiel.

Enjeux, mise en perspective, discussion : ce que dit Rousseau est paradoxal puisqu'on a coutume d'opposer le vivant qui est naturel et le mécanique qui est artificiel, les parties d'un être vivant ont un lien interne entre elles alors que les parties du mécanismes ont un lien externe. Proche du mécanicisme de Hobbes et de l'idée du conatus. Introduit les spécificités de la machine animal par rapport aux machines artificielles, la personnification de la nature qui devient artisan permet de penser l'animal comme mécanisme. Pour Aristote, les êtres naturels ont en eux-mêmes leur principe de mouvement, une machine, en principe n'a pas en elle-même son principe de mouvement, sauf la machine animal qui est bien spécifique. Il aurait donc du dire que le vivant n'est pas une machine que cela apporte-t-il ? Bichat disait que le vivant c'est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, Rousseau parle d'une machine capable de se garantir contre ce qui tend à la détruire. Le modèle mécaniste donne un point de vue intéressant sur le vivant permettant peut être de mieux l'approcher. On peut s'interroger sur l'authenticité de l'assimilation de l'animal à la machine dans la mesure où il s'agit là d'une machine sans autre artisan que la nature qui est, en réalité, son propre artisan avec sa propre force, son propre principe de vie. La notion de mécanisme permet aussi de rendre compte de l'instinct comme la conséquence réglée d'un principe mécanique.

Dernière colonne : cicatrisation, conatus : effort pour perseverer dans sont être, instinct de survie, alimentation : l'animal n'a en effet pas besoin d'être remonté, il n'est pas non plus une machine construite artificiellement mais a une capacité de vivre indépendante de toute intervention extérieure. Aristote, Spinoza, Hobbes...

deuxième séquence :

paraphrase : l'homme, bien qu'il soit également une machine capable de se remonter donc un animal, a néanmoins une spécificité par rapport aux autres animaux.
Concepts, notions, expressions : homme, un homme est soit un animal spécifique doué de raison, soit autre chose qu'un animal, Rousseau garde l'idée que l'homme est un animal spécifique mais sa différence par rapport aux autres animaux n'est pas la raison mais la liberté ; « les mêmes.... avec cette différence » : différenciation spécifique et non différenciation générique ; agent libre : la liberté peut être prise en plusieurs sens, soit elle est liée à la volonté comme faculté de choisir, soit elle est liée à la capacité d'action et désigne l'ensemble des options de choix possibles, ici Rousseau emploie le terme liberté au sens métaphysique et non physique comme faculté de choisir sans être déterminé par autre chose que par soi.

Logique : cette séquence s'inscrit par rapport à la précédente comme un effort de spécification de l'homme à partir du cas général de l'animal. On dit que Rousseau établit une différence spécifique et non générique : l'homme n'est pas un autre genre que l'animal mais appartient au genre animal. On voit bien, par ailleurs, que la définition de l'animal n'était pas, pour Rousseau, une fin en soi mais un détour pour définir l'homme par identification et différence. La phrase elle-même est structurée autour de cette différenciation : j'aperçois les mêmes choses... avec cette différence. On va voir que contrairement aux apparences, cette différence n'est pas minime.

Originalité, enjeux, mise en perspective : Rousseau aurait pu considérer que l'homme n'est pas un animal, comme Descartes l'a fait dans la suite de la tradition chrétienne pour qui l'homme étant doué d'une âme spirituelle n'est pas un animal du tout car il y a plus qu'une différence spécifique entre l'homme et l'animal mais une différence de nature. Rousseau se situe plus proche d'Aristote mais au lieu de dire que l'homme est un animal doué de raison (logon echon) et sociable (politikon), il considère que la spécificité de l'homme n'est ni la rationalité, ni la sociabilité mais la liberté. Pourquoi ? Ne peut-on pas considérer que les animaux sont libres, en quel sens ? Ne peut-on pas considérer que l'homme n'est pas libre, ne pourrait-on pas considérer que l'homme est aussi un automate qui a simplement conscience de ses désirs ce qui lui donne l'impression qu'il en est l'origine (cf. Spinoza) ?
Tout va donc se passer comme si ce qui fait l'humanité est moins sa rationalité ou son caractère spéculatif, qu'au contraire son action, sa capacité à déterminer sa propre action, à la mettre en question et à l'orienter au mieux dans l'optique de la vie bonne. Tout se passe donc comme si la définition de Rousseau n'était pas neutre et faisait de l'homme avant tout un être capable de moral avant d'être un être capable de connaissance. La question du bien et du mal pourrait donc devenir le centre d'une telle anthropologie et non la question du vrai et du faux.

Sixième colonne : bien faire attention au fait que Rousseau introduit la notion d'agent par opposition à l'animal qui est agi ; c'est pourquoi, l'animal n'agit pas au sens propre mais son comportement est dicté par la nature, alors que l'homme agit parce qu'il détermine lui-même son comportement : « l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre ».

Troisième séquence :

paraphrase : les animaux qui agissent par instinct suivent toujours une règle naturelle dans leur comportement inversement les hommes qui agissent selon leurs propres décisions peuvent ne pas faire ce qui serait bon pour eux selon l'ordre naturel des choses.

Concepts, notions, expressions : l'instinct peut se prendre en plusieurs sens, en un sens faible, il désigne les pulsions ou les tendances (tendance à se conserver, à chercher son plaisir, à défendre sa progéniture), c'est en ce sens que Rousseau utilise le terme instinct quand il dit que l'homme est doté d'amour de soi et de pitié ; instinct peut aussi se prendre en un sens plus fort et signifie alors ensemble de règles qui à chaque situation fait correspondre une réponse ou un type de comportement adapté ou réglé. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut remarquer qu'un chien a un instinct c'est qu'il agi selon des schémas identiques qui peuvent ne pas être adaptés dans une maison alors qu'ils le sont dans la nature. Acte, peut être rapproché de agent et renvoie non pas seulement aux « opérations » mais aux comportements qui ont été voulus par l'agent, c'est-à-dire dont un sujet est la cause qu'il a des raisons d'avoir fait. Prescrire c'est ordonner, imposer. La règle renvoie à aux impératifs généraux qui dictent les types de comportements à avoir dans certains types de situation, au contraire, est déréglé celui qui agit différemment dans le même type de situation.

Logique : ce passage vient préciser le précédent en introduisant la notion d'instinct d'un côté et celui de règle naturel opposée à la notion de liberté. Ce jeu d'opposition interne entre l'homme et les autres animaux permet encore de mieux approcher la spécificité humaine.

originalité, mise en perspective, enjeux : Rousseau semble donc affirmer que la différence spécifique entre l'homme et les autres animaux est liée au fait que l'homme est un animal sans règles naturelles. La liberté serait alors définie négativement comme absence de règles naturelles, nécessité de se donner ses propres règles. De ce point de vue, on peut se demander si l'homme n'est pas aussi doté d'instincts ?
Enjeux : le fait, pour l'homme de ne pas voir son comportement dicté par la nature, n'a-t-il pas des conséquences du point de vue de l'évolution de l'homme : l'homme n'évolue pas il a une histoire qui varie en fonction des règles de conduites qu'il se donne (traditions...) ? Alors que l'animal est aujourd'hui ce qu'il sera pour toujours, l'homme change et remet sans cesse en cause ses principes de vie.

Sixième colonne : On peut se demander en ce sens si l'homme n'est pas un animal déréglé, qui n'a pas naturellement de règles de conduite et omet souvent de s'en donner.


.... to be continued...

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