Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l'acte du criminel. – Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : "Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité." – Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, – n'est-ce pas contraire à toute équité ?
NIETZSCHE
Texte de Nietzsche, Extrait du Voyageur et son ombre §24
Il s'agit d'un extrait du voyageur et son ombre qui constitue la quatrième partie d'Humain trop humain (publié à la fin des années 1870). C'est un ouvrage structuré sous forme d'aphorismes et dont il est par conséquent difficile de restituer la structure. Le thème général est une critique des concepts métaphysiques qui sous-tendent les concepts pratiques et théoriques de la vie humaine comme celui de libre-arbitre qui est nécessaire pour donner un fondement à celui de responsabilité. En ce sens la métaphysique constitue comme l'ombre portée de la vie humaine, une doublure projeté et sans consistance mais qui nous sert de repère. Ce texte s'inscrit précisément dans un passage où il est question du libre-arbitre. Cette mise en situation permet de comprendre le statut de ce passage qui tend à montrer la vanité et la versatilité de ces concepts fondateurs de la morale pourtant placés en quelque sorte hors du temps par ceux qui veulent donner une assise à la morale.
Ainsi, là où Descartes considère que l'homme, par la possession d'une volonté infinie, est détenteur d'un libre-arbitre qui le rend cause de ses actions, seule cause d'avoir choisi le mal au moment même où il savait où était le bien, Nietzsche estime au contraire que toute action est, en quelque sorte déterminée par l'histoire de l'agent. Les futurs, en ce sens ne sont pas contingents, mais nécessaires : pour celui qui connaît l'enchaînement des causes, il ne peut pas ne pas être que tel acte advienne plutôt qu'il n'advienne pas. Si l'agent est seule cause du fait d'avoir choisi plutôt que cela, son action lui est imputable et il doit en répondre, au contraire, si, comme le pense Nietzsche, l'action n'est que l'effet d'un enchaînement nécessaire de cause alors le libre-arbitre n'est qu'une illusion commode et en conséquence qui est injuste : le criminel qui n'a pas pu faire autre chose que ce qu'il a fait ou le juge qui use d'un simulacre pour imputer un acte à un agent un acte qui ne relève que de l'aveugle nécessité? Ce faisant, Nietzsche retourne le point de vue habituel : la faute ne serait pas dans le criminel mais dans le jury qui juge sans connaissance mais en fonction d'une réaction irrationnelle et pleine de présupposés infondés. Ils sont comme prisonnier de l'affect que produit en eux l'idée du crime et son tout aussi nécessairement déterminés dans leur décision qu'ils pensent libre que le criminel dans son crime. Ce retournement du point de vue habituel est en même temps retournement de la métaphysique, de l'arrière-monde dans lequel nous évoluons et nous jugeons sans même en avoir conscience. La justice humaine est-elle fondée sur la connaissance ou plutôt sur un aveuglement fondamental, sur une construction artificielle et illusoire de la culpabilité?
D'une certaine manière Nietzsche ne tend-t-il pas à la fois à rejoindre Spinoza en niant la modalité du possible qui donne sens à la possibilité du choix et en affirmant l'universelle nécessité? Mais, en même temps, ne s'agit-il pas d'une confusion entre le régime de l'être et du devoir-être. L'universalité du nécessaire rend-t-elle vaine toute idée de devoir-être? Ainsi on peut se demander si Nietzsche ne confond pas expliquer, comprendre et excuser. Ne peut-on pas envisager une responsabilité sans libre-arbitre, une telle idée semble pourtant extrêmement paradoxale?
Dans sa démarche, Nietzsche s'efforce de progresser vers une conclusion extrêmement paradoxale : à savoir l'affirmation du fait que justice et connaissance sont anti-thétiques, il s'attache donc dans tout le texte à montrer que la justice est en fait le résultat d'un processus irrationnel qui non seulement s'accommode de l'ignorance mais même la requiert. Dans un premier temps, il prend le point de vue du criminel qui conçoit son acte comme nécessaire puisqu'il a vécu de l'intérieur le caractère irrésistible de son avènement. Le deuxième passage est lié au premier par un changement de perspective qui nous déplace progressivement vers le jury, à savoir le point de vue de l'avocat qui défend le criminel, cette étape montre précisément que la connaissance est du côté du coupable et l'ignorance aveugle du côté du jury. C'est pourquoi, la conclusion est immanquable : l'ignorance est la condition de l'existence d'une justice.
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