lundi 11 octobre 2010

Analyse comparée - exercice de "mise en perspective"


Analyse comparée :

Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes.
Un homme qui se nourrit de glands qu'il ramasse sous un chêne, ou de pommes qu'il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie certainement par-là. On ne saurait contester que ce dont il se nourrit, en cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses qu'il mange commencent à lui appartenir en propre? Lorsqu'il les digère, ou lorsqu'il les mange, ou lorsqu'il les cuit, ou lorsqu'il les porte chez lui, ou lorsqu'il les cueille? Il est visible qu'il n'y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu'il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n'y a mis; et pas ce moyen ils deviennent son bien particulier.
Locke, Traité du gouvernement civil, Chapitre V, §27-28.

Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété; car c'est de là que la première idée en doit naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; de deviens son garçon jardinier; en attendant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nunez Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cette joie en lui disant : cela vous appartient; et lui expliquant alors ce terme appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle! O douleur! Toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! Qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m'a ravi mon bien? Qui m'a pris mes fèves? Ce jeune cœur se soulève; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume.
Etude comparée de deux textes sur la propriété : Locke et Rousseau

Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre 5, 1690.
Rousseau, L'Emile, Livre II, 1762.

Rousseau a lu Locke car il le cite à plusieurs reprises, la question est de savoir s'il le suit complètement ou non, l'étude du texte proposé nous permet de répondre en partie à cette question pour ce qui concerne la propriété.

Le traité du gouvernement civil a deux fonctions : (a) d'une part (le premier traité) réfuter les thèses de Filmer (Patriarcha) qui cherche l'origine du pouvoir des souverains dans l'hérédité des terrains depuis Adam. Dans le deuxième traité, il en est aussi question à travers la réfutation du pouvoir paternel; (b) d'autre part, de fonder une conception de la politique fondée non sur la subordination des hommes au propriétaire héréditaire d'un territoire, mais sur la garantie et la protection des droits individuels de propriété, c'est parce qu'il défend la propriété comprise au sens étendue de la vie, des droits et des biens que Locke que le pouvoir du souverain est légitimé (il intervient comme un tiers, un juge de paix).
L'Emile de Rousseau est un traité d'éducation mais non sous la forme habituelle que prennent ces traités mais sous la forme d'une série romancée d'expériences suivant l'ordre chronologique de la vie de l'élève Emile, narrée du point de vue du précepteur. C'est dans ce cadre qu'intervient la question de la propriété que l'on peut aussi rapporter aux théories politiques développées dans le Contrat Social.

Les deux textes proposées semblent extrêment proches et avoir des formulations presque identiques.
Pourtant, l'étude de la démarche globale des deux auteurs permet déjà de distinguer leurs points de vue :
(a) Locke conclut que le droit de propriété a un fondement naturel en partant de l'idée de communauté naturelle des biens, autrement dit sa démarche consiste à se demander comment on part d'une communauté négative des biens à une appropriation privative, il cherche en quelque sorte la cause morale et juridique de l'appropriation;
(b) inversement, ce qui intéresse Rousseau n'est pas le passage des biens de la communauté négative à l'appropriation privative, ce qui intéresse Rousseau dans ce texte c'est de trouver un fondement à l'idée de propriété c'est-à-dire au passage d'une relative neutralité d'Emile aux choses ou plutôt d'une relation simple d'usage du monde et des choses à un désir de ne pas voir certaines choses lui être enlevées, ie au désir de conservation des choses et au sentiment d'être lésé lorsqu'elles sont retirées sans raison (sentiment de l'injustice qui provient, pour Rousseau exclusivement de cette idée de propriété).

==> on voit donc l'importance de la démarche globale pour mettre en évidence le sens précis des thèses des auteurs. On peut traduire la chose en disant qu'il y a une différence de point de vue : Locke prend un point de vue objectif qui consiste à comprendre comment les choses passent d'un état à l'autre et quel est le fondement objectif de ce changement d'état juridique; alors que Rousseau prendre un point de vue subjectif qui consiste à chercher les raisons psychologiques qui poussent un individu à revendiquer la propriété des choses. On peut considérer :
(a) qu'il y a une certaine convergence puisque Rousseau comme Locke considèrent que la raison de l'appropriation objective ou subjective c'est le travail;
(b) pourtant, Locke prétend fonder l'existence, à l'état de nature, du droit de propriété alors que Rousseau prétend seulement donner un fondement à l'idée de la propriété et non au droit plein et entier; © c'est très important car les conséquences sont multiples, par exemple, Locke estime que l'on peut être propriétaire à l'état de nature et qu'un souverain juste est celui qui protège les droits de propriétés qui lui sont antérieures, il considère également qu'un propriétaire n'a pas à rendre compte de sa propriété puisqu'il ne la tient que de l'ordre naturel et de son travail et que, pour ainsi dire, l'appropriation est un fait privé qui ne suppose aucune ingérence de la puissance publique: Rousseau, inversement considère que le vrai droit de propriété n'existe qu'en conséquence d'un contrat avec les autres, contrat qui résultent du constat d'un partage de certaines finalités substantielles avec les autres, comme celle de pouvoir disposer des biens auxquels on tient à cause du soin qu'on y a porté et que, par conséquent, être maître de son bien suppose comme condition préalable un accord public sur les conditions qui rendent la propriété recevable ou légitime (cf. CS I,9).

Comment Locke s'y prend-t-il en détail pour mener à bien son projet d'explication du passage de la communauté négative des biens à leur appropriation privative :
(a) il affirme d'abord l'idée que l'homme aurait, à l'état de nature un droit sur lui-même, c'est ce que Macpherson a appelé l'individualisme possessif, si l'on regarde précisément le texte, il oppose cet état de l'homme propriétaire de lui-même à l'état des choses encore non appropriées ou communes négativement, autrement dit dans un univers de choses communes il existe toujours déjà au moins une chose privée par nature, c'est la propriété que l'homme a de lui-même et c'est sur la communication de cette propriété de soi, pour ainsi dire, par contagion que la démonstration de Locke va reposer. Inversement, Rousseau ne recours aucunement à l'idée d'un droit de propriété de la personne sur elle-même puisque c'est précisément l'idée de propriété encore inexistante dans l'esprit d'Emile qu'il cherche à faire jaillir. Rousseau parle bien de prise de possession et non de droit de propriété et il prétend que cette prise de possession est, par nature, plus respectable qu'une prise de possession par la force (cf. CS I,9)

(b) Par conséquent et subrepticement, on peut observer que Locke étend progressivement le domaine de la propriété de soi à la propriété de son corps et de son travail. Il faut souligner ce passage que Locke rend presque évident en rendant soi-corps-travail comme équivalents. Mieux encore, il passe de la propriété sur son travail à la propriété de la chose ouvrée, de l'effet du travail. Or, on pourrait bien argumenté que la matière n'a pas été faite par le travailleur, que le fruit ramassé n'a pas été fabriqué par l'agriculteur... et que par conséquent, le travailleur n'est pas propriétaire de l'intégralité de l'objet sur lequel il a travaillé mais seulement de la valeur qu'y a ajouté son travail en rendant le fruit disponible, en favorisant la pousse de l'arbre fruitier... mais Locke va plus loin que cela puisqu'il considère que la propriété est exclusive : « nul autre ne peut avoir aucune prétention », par conséquent, il ne considère pas seulement que le travailleur peut réclamer la valeur ajoutée mais qu'il peut interdire l'accès à la chose, en exclure autrui, ce qui là encore est un postulat étrange, mais encore une fois fondée sur la propriété de soi qui autorise d'exclure autrui de soi en lui interdisant toute atteinte à notre personne. Et bien ce droit exclusif sur notre personne fonde aussi un droit exclusif sur les biens auquel nous avons appliqué notre travail. Ainsi on passe bien de la peine et de l'industrie propre au travailleur au droit sur les choses auxquelles il a appliqué peine et industrie. Encore une fois, on pourrait voir une proximité avec Rousseau, sauf que Rousseau ne considère pas que la peine et l'industrie fondent un droit exclusif mais seulement une propension psychologique d'Emile à protéger son travail en empêchant quiconque de toucher à ce que son travail a rendu possible. Rousseau cherche donc les fondements de l'attachement psychologique des hommes aux choses et les trouve dans le travail. A regarder le texte de Rousseau de près, on s'aperçoit que le maître cherche à faire naître dans Emile par le biais d'affects comme le plaisir ou d'émotions comme la joie, l'idée d'un attachement profond d'Emile aux choses, l'idée de propriété n'est donc absolument pas innée ou naturelle mais acquise par l'entremise d'artifices par lesquelles Emile cesse d'user des choses sans s'y attacher mais finit par en éprouver un attachement véritable. C'est donc moins l'extension d'un avoir premier (d'une propriété de soi étendue à la propriété des choses) que l'extension de l'être d'Emile en dehors de soi sous forme d'un attachement aux choses auxquelles il s'est identifié par le travail : c'est sa personne toute entière qui a migré dans les choses par le travail en sorte que les choses deviennent un prolongement de sa personne comme son bras une sorte d'appendice artificiel de son corps : « je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. » Cette proposition qui est proche de celle de Locke n'a donc pas la même signification prise dans son co-texte puisque Locke examine le passage d'une chose de l'état de communauté à l'état de propriété alors que Rousseau examine le passage d'Emile de l'état non-attaché aux choses dont il use à l'état attaché aux choses dont il use ce qui ne fonde en rien un droit mais seulement une prétention au droit : «  Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie. »

nb : une petite étrangeté, Locke ajoute un codicille : « surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes. » que l'on ne comprend pas trop puisque manifestement on peut s'approprier les choses sans s'en référer aux autres. Est-ce à dire qu'il existe des règles morales censées restreindre l'appropriation et qui prendraient en considération des prémisses intersubjectives et pas seulement des prémisses individualistes?

(c) pour parfaire sa démonstration, Locke prend de multiples exemples triviaux pour rendre d'autant plus naturelle et évidente sa thèse. Ainsi, ces exemples sont plus qu'une illustrations, ils sont sélectionnés pour leur efficacité argumentative. On peut d'ailleurs s'étonner que Locke se contentent de cas simples (ramassage de glands) alors que la société de son époque connaît des types d'appropriation dérivés plus élaborés par l'échange contractuel, par le contrat de louage et que les processus de production implique l'appropriation par un autre du travail collectif d'un groupe. Le côté champêtre et simpliste facilite, il me semble un assentiment beaucoup plus difficile à obtenir sur des cas plus complexes et actuels. La forme impersonnelle renforce le tour un peu rhétorique de l'exemple : « on ne saurait contester ».... Sur la base de ces exemples, Locke confirme son hypothèse de départ : la cause qui fait passer les choses de l'état de communauté à l'état de propriété n'est pas dans leur consommation qui rend les choses assimilées physiquement et impropre à la consommation d'autrui, elle n'est pas non plus dans le lieu (si elles sont chez quelqu'un elles sont alors réputées lui appartenir), elle n'est pas non plus dans la transformation (par la cuisson, une fois que la personne en aurait fait ce qu'il veut, les choses seraient à lui), elle est en revanche, dans le seul travail qui sépare les fruits du fonds commun. Ainsi, ce dernier passage a une valeur explicatif : il explique pourquoi le travail est la cause adéquate qui fonde le changement d'état des choses. On a déjà vu que le travail étant mien, les choses travaillées sont miennes, Locke explique maintenant pourquoi les choses sont exclues de la communauté : c'est précisément parce que le travail qui est mien les en sépare, il y a donc une cause qui est mienne, qui les marque et me les rends propre. Cette image qui travaille en sous-main d'une nature comme un arbre dont on cueillerait les fruits par le travail est simpliste car on peut se demander si l'on ne sépare jamais une chose de la nature comme on sépare un fruit d'un arbre, qu'est-ce que c'est que séparer une chose : déplacer un rocher d'un mètre le rend-t-il mien? J'y ai pourtant mis mon travail, mais je ne l'ai pas sorti de la nature, je ne l'ai pas arraché au fonds commun. A partir de quand peut-on estimer que mon travail a arraché une chose au fonds commun pour me la rendre propre? Encore une fois l'exemple la cueillette est extrêmement simplifiant et trompeur. En revanche, Rousseau par l'intervention d'un événement perturbateur, à savoir le fait que Robert est venu détruire le champ de fèves d'Emile, ne montre qu'une chose : c'est qu'Emile s'est attaché aux choses qu'il a travaillées, qu'il est prêt à les revendiquer si on y porte atteinte, bref, que ces choses sont, pour lui, siennes et absolument pas communes. Mais, comme l'anecdote le montre cette prétention d'Emile est bien impuissante s'il n'y a pas de contrat avec les autres par lequel les uns et les autres mettent leur volonté de ne pas attenter à la propriété des autres (à condition qu'elle reçoivent certaines conditions qui la rendent acceptable à tous) au diapason. Bref, Locke a tort : le sentiment d'appropriation lié au travail, n'est pas une appropriation positive au sens juridique, on ne peut donc être propriétaire d'une chose tout seul, mais seulement par la médiation d'un accord avec les autres seul à même d'investir l'individu d'un droit de propriété.


Texte de Rousseau


Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), première partie, ed. Bachofen, Paris, GF, 2008, p.78

Texte de Rousseau – correction tableau

séquence 1 :

paraphrase : Rousseau considère les animaux comme des mécanismes qui n'ont pas besoin d'intervention extérieure pour être remontés et réparés, ce sont donc des mécanismes automobiles.

Concepts, notions, expressions : un animal est un être vivant capable de percevoir et de se déplacer lui-même ; une machine est un mécanisme artificiel conçu par un homme et constituée de rouages extérieurs les uns aux autres ; la nature peut être prise en plusieurs sens, soit elle désigne ce qui se fait spontanément, soit elle désigne l'ensemble des objets du monde que l'homme n'a pas faits, soit elle désigne l'ordre de l'univers, c'est en ce dernier sens que Rousseau parle de nature bien qu'il personnifie et donne une intention à ce qui n'en a pas.

Fonction logique : cette séquence précède logiquement celle où Rousseau évoquera le cas de l'homme. L'animal est le cas générique, Rousseau ne semble pas dire que l'homme n'est pas un animal mais un animal spécifique ; c'est pourquoi, il commence par évoquer ce qu'il en est de tout animal pour mieux saisir la spécificité de l'homme. Ce passage se présente comme une définition paradoxale des animaux : définition parce que Rousseau statue sur ce qui caractérise essentiellement l'entité animale (a) le fait d'être un mécanisme, (b) capable de se remonter soi-même donc automobile, (c) capable de se défendre et de se réparer (cicatrisation...). On pourrait se demander si Rousseau n'introduit pas une analogie entre la machine et la vie pourtant Rousseau, dans ce texte, ne dit pas le vivant est comme une machine mais qu'il est une machine, seulement les spécificités de cette machine l'éloignent d'un mécanisme artificiel.

Enjeux, mise en perspective, discussion : ce que dit Rousseau est paradoxal puisqu'on a coutume d'opposer le vivant qui est naturel et le mécanique qui est artificiel, les parties d'un être vivant ont un lien interne entre elles alors que les parties du mécanismes ont un lien externe. Proche du mécanicisme de Hobbes et de l'idée du conatus. Introduit les spécificités de la machine animal par rapport aux machines artificielles, la personnification de la nature qui devient artisan permet de penser l'animal comme mécanisme. Pour Aristote, les êtres naturels ont en eux-mêmes leur principe de mouvement, une machine, en principe n'a pas en elle-même son principe de mouvement, sauf la machine animal qui est bien spécifique. Il aurait donc du dire que le vivant n'est pas une machine que cela apporte-t-il ? Bichat disait que le vivant c'est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, Rousseau parle d'une machine capable de se garantir contre ce qui tend à la détruire. Le modèle mécaniste donne un point de vue intéressant sur le vivant permettant peut être de mieux l'approcher. On peut s'interroger sur l'authenticité de l'assimilation de l'animal à la machine dans la mesure où il s'agit là d'une machine sans autre artisan que la nature qui est, en réalité, son propre artisan avec sa propre force, son propre principe de vie. La notion de mécanisme permet aussi de rendre compte de l'instinct comme la conséquence réglée d'un principe mécanique.

Dernière colonne : cicatrisation, conatus : effort pour perseverer dans sont être, instinct de survie, alimentation : l'animal n'a en effet pas besoin d'être remonté, il n'est pas non plus une machine construite artificiellement mais a une capacité de vivre indépendante de toute intervention extérieure. Aristote, Spinoza, Hobbes...

deuxième séquence :

paraphrase : l'homme, bien qu'il soit également une machine capable de se remonter donc un animal, a néanmoins une spécificité par rapport aux autres animaux.
Concepts, notions, expressions : homme, un homme est soit un animal spécifique doué de raison, soit autre chose qu'un animal, Rousseau garde l'idée que l'homme est un animal spécifique mais sa différence par rapport aux autres animaux n'est pas la raison mais la liberté ; « les mêmes.... avec cette différence » : différenciation spécifique et non différenciation générique ; agent libre : la liberté peut être prise en plusieurs sens, soit elle est liée à la volonté comme faculté de choisir, soit elle est liée à la capacité d'action et désigne l'ensemble des options de choix possibles, ici Rousseau emploie le terme liberté au sens métaphysique et non physique comme faculté de choisir sans être déterminé par autre chose que par soi.

Logique : cette séquence s'inscrit par rapport à la précédente comme un effort de spécification de l'homme à partir du cas général de l'animal. On dit que Rousseau établit une différence spécifique et non générique : l'homme n'est pas un autre genre que l'animal mais appartient au genre animal. On voit bien, par ailleurs, que la définition de l'animal n'était pas, pour Rousseau, une fin en soi mais un détour pour définir l'homme par identification et différence. La phrase elle-même est structurée autour de cette différenciation : j'aperçois les mêmes choses... avec cette différence. On va voir que contrairement aux apparences, cette différence n'est pas minime.

Originalité, enjeux, mise en perspective : Rousseau aurait pu considérer que l'homme n'est pas un animal, comme Descartes l'a fait dans la suite de la tradition chrétienne pour qui l'homme étant doué d'une âme spirituelle n'est pas un animal du tout car il y a plus qu'une différence spécifique entre l'homme et l'animal mais une différence de nature. Rousseau se situe plus proche d'Aristote mais au lieu de dire que l'homme est un animal doué de raison (logon echon) et sociable (politikon), il considère que la spécificité de l'homme n'est ni la rationalité, ni la sociabilité mais la liberté. Pourquoi ? Ne peut-on pas considérer que les animaux sont libres, en quel sens ? Ne peut-on pas considérer que l'homme n'est pas libre, ne pourrait-on pas considérer que l'homme est aussi un automate qui a simplement conscience de ses désirs ce qui lui donne l'impression qu'il en est l'origine (cf. Spinoza) ?
Tout va donc se passer comme si ce qui fait l'humanité est moins sa rationalité ou son caractère spéculatif, qu'au contraire son action, sa capacité à déterminer sa propre action, à la mettre en question et à l'orienter au mieux dans l'optique de la vie bonne. Tout se passe donc comme si la définition de Rousseau n'était pas neutre et faisait de l'homme avant tout un être capable de moral avant d'être un être capable de connaissance. La question du bien et du mal pourrait donc devenir le centre d'une telle anthropologie et non la question du vrai et du faux.

Sixième colonne : bien faire attention au fait que Rousseau introduit la notion d'agent par opposition à l'animal qui est agi ; c'est pourquoi, l'animal n'agit pas au sens propre mais son comportement est dicté par la nature, alors que l'homme agit parce qu'il détermine lui-même son comportement : « l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre ».

Troisième séquence :

paraphrase : les animaux qui agissent par instinct suivent toujours une règle naturelle dans leur comportement inversement les hommes qui agissent selon leurs propres décisions peuvent ne pas faire ce qui serait bon pour eux selon l'ordre naturel des choses.

Concepts, notions, expressions : l'instinct peut se prendre en plusieurs sens, en un sens faible, il désigne les pulsions ou les tendances (tendance à se conserver, à chercher son plaisir, à défendre sa progéniture), c'est en ce sens que Rousseau utilise le terme instinct quand il dit que l'homme est doté d'amour de soi et de pitié ; instinct peut aussi se prendre en un sens plus fort et signifie alors ensemble de règles qui à chaque situation fait correspondre une réponse ou un type de comportement adapté ou réglé. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut remarquer qu'un chien a un instinct c'est qu'il agi selon des schémas identiques qui peuvent ne pas être adaptés dans une maison alors qu'ils le sont dans la nature. Acte, peut être rapproché de agent et renvoie non pas seulement aux « opérations » mais aux comportements qui ont été voulus par l'agent, c'est-à-dire dont un sujet est la cause qu'il a des raisons d'avoir fait. Prescrire c'est ordonner, imposer. La règle renvoie à aux impératifs généraux qui dictent les types de comportements à avoir dans certains types de situation, au contraire, est déréglé celui qui agit différemment dans le même type de situation.

Logique : ce passage vient préciser le précédent en introduisant la notion d'instinct d'un côté et celui de règle naturel opposée à la notion de liberté. Ce jeu d'opposition interne entre l'homme et les autres animaux permet encore de mieux approcher la spécificité humaine.

originalité, mise en perspective, enjeux : Rousseau semble donc affirmer que la différence spécifique entre l'homme et les autres animaux est liée au fait que l'homme est un animal sans règles naturelles. La liberté serait alors définie négativement comme absence de règles naturelles, nécessité de se donner ses propres règles. De ce point de vue, on peut se demander si l'homme n'est pas aussi doté d'instincts ?
Enjeux : le fait, pour l'homme de ne pas voir son comportement dicté par la nature, n'a-t-il pas des conséquences du point de vue de l'évolution de l'homme : l'homme n'évolue pas il a une histoire qui varie en fonction des règles de conduites qu'il se donne (traditions...) ? Alors que l'animal est aujourd'hui ce qu'il sera pour toujours, l'homme change et remet sans cesse en cause ses principes de vie.

Sixième colonne : On peut se demander en ce sens si l'homme n'est pas un animal déréglé, qui n'a pas naturellement de règles de conduite et omet souvent de s'en donner.


.... to be continued...

Texte de Nietzsche


Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l'acte du criminel. – Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : "Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité." – Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, – n'est-ce pas contraire à toute équité ?

NIETZSCHE
Texte de Nietzsche, Extrait du Voyageur et son ombre §24

Il s'agit d'un extrait du voyageur et son ombre qui constitue la quatrième partie d'Humain trop humain (publié à la fin des années 1870). C'est un ouvrage structuré sous forme d'aphorismes et dont il est par conséquent difficile de restituer la structure. Le thème général est une critique des concepts métaphysiques qui sous-tendent les concepts pratiques et théoriques de la vie humaine comme celui de libre-arbitre qui est nécessaire pour donner un fondement à celui de responsabilité. En ce sens la métaphysique constitue comme l'ombre portée de la vie humaine, une doublure projeté et sans consistance mais qui nous sert de repère. Ce texte s'inscrit précisément dans un passage où il est question du libre-arbitre. Cette mise en situation permet de comprendre le statut de ce passage qui tend à montrer la vanité et la versatilité de ces concepts fondateurs de la morale pourtant placés en quelque sorte hors du temps par ceux qui veulent donner une assise à la morale.
Ainsi, là où Descartes considère que l'homme, par la possession d'une volonté infinie, est détenteur d'un libre-arbitre qui le rend cause de ses actions, seule cause d'avoir choisi le mal au moment même où il savait où était le bien, Nietzsche estime au contraire que toute action est, en quelque sorte déterminée par l'histoire de l'agent. Les futurs, en ce sens ne sont pas contingents, mais nécessaires : pour celui qui connaît l'enchaînement des causes, il ne peut pas ne pas être que tel acte advienne plutôt qu'il n'advienne pas. Si l'agent est seule cause du fait d'avoir choisi plutôt que cela, son action lui est imputable et il doit en répondre, au contraire, si, comme le pense Nietzsche, l'action n'est que l'effet d'un enchaînement nécessaire de cause alors le libre-arbitre n'est qu'une illusion commode et en conséquence qui est injuste : le criminel qui n'a pas pu faire autre chose que ce qu'il a fait ou le juge qui use d'un simulacre pour imputer un acte à un agent un acte qui ne relève que de l'aveugle nécessité? Ce faisant, Nietzsche retourne le point de vue habituel : la faute ne serait pas dans le criminel mais dans le jury qui juge sans connaissance mais en fonction d'une réaction irrationnelle et pleine de présupposés infondés. Ils sont comme prisonnier de l'affect que produit en eux l'idée du crime et son tout aussi nécessairement déterminés dans leur décision qu'ils pensent libre que le criminel dans son crime. Ce retournement du point de vue habituel est en même temps retournement de la métaphysique, de l'arrière-monde dans lequel nous évoluons et nous jugeons sans même en avoir conscience. La justice humaine est-elle fondée sur la connaissance ou plutôt sur un aveuglement fondamental, sur une construction artificielle et illusoire de la culpabilité?
D'une certaine manière Nietzsche ne tend-t-il pas à la fois à rejoindre Spinoza en niant la modalité du possible qui donne sens à la possibilité du choix et en affirmant l'universelle nécessité? Mais, en même temps, ne s'agit-il pas d'une confusion entre le régime de l'être et du devoir-être. L'universalité du nécessaire rend-t-elle vaine toute idée de devoir-être? Ainsi on peut se demander si Nietzsche ne confond pas expliquer, comprendre et excuser. Ne peut-on pas envisager une responsabilité sans libre-arbitre, une telle idée semble pourtant extrêmement paradoxale?
Dans sa démarche, Nietzsche s'efforce de progresser vers une conclusion extrêmement paradoxale : à savoir l'affirmation du fait que justice et connaissance sont anti-thétiques, il s'attache donc dans tout le texte à montrer que la justice est en fait le résultat d'un processus irrationnel qui non seulement s'accommode de l'ignorance mais même la requiert. Dans un premier temps, il prend le point de vue du criminel qui conçoit son acte comme nécessaire puisqu'il a vécu de l'intérieur le caractère irrésistible de son avènement. Le deuxième passage est lié au premier par un changement de perspective qui nous déplace progressivement vers le jury, à savoir le point de vue de l'avocat qui défend le criminel, cette étape montre précisément que la connaissance est du côté du coupable et l'ignorance aveugle du côté du jury. C'est pourquoi, la conclusion est immanquable : l'ignorance est la condition de l'existence d'une justice.