Analyse comparée :
Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes.
Un homme qui se nourrit de glands qu'il ramasse sous un chêne, ou de pommes qu'il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie certainement par-là. On ne saurait contester que ce dont il se nourrit, en cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses qu'il mange commencent à lui appartenir en propre? Lorsqu'il les digère, ou lorsqu'il les mange, ou lorsqu'il les cuit, ou lorsqu'il les porte chez lui, ou lorsqu'il les cueille? Il est visible qu'il n'y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu'il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n'y a mis; et pas ce moyen ils deviennent son bien particulier.
Locke, Traité du gouvernement civil, Chapitre V, §27-28.
Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété; car c'est de là que la première idée en doit naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; de deviens son garçon jardinier; en attendant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nunez Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cette joie en lui disant : cela vous appartient; et lui expliquant alors ce terme appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle! O douleur! Toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! Qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m'a ravi mon bien? Qui m'a pris mes fèves? Ce jeune cœur se soulève; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume.
Etude comparée de deux textes sur la propriété : Locke et Rousseau
Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre 5, 1690.
Rousseau, L'Emile, Livre II, 1762.
Rousseau a lu Locke car il le cite à plusieurs reprises, la question est de savoir s'il le suit complètement ou non, l'étude du texte proposé nous permet de répondre en partie à cette question pour ce qui concerne la propriété.
Le traité du gouvernement civil a deux fonctions : (a) d'une part (le premier traité) réfuter les thèses de Filmer (Patriarcha) qui cherche l'origine du pouvoir des souverains dans l'hérédité des terrains depuis Adam. Dans le deuxième traité, il en est aussi question à travers la réfutation du pouvoir paternel; (b) d'autre part, de fonder une conception de la politique fondée non sur la subordination des hommes au propriétaire héréditaire d'un territoire, mais sur la garantie et la protection des droits individuels de propriété, c'est parce qu'il défend la propriété comprise au sens étendue de la vie, des droits et des biens que Locke que le pouvoir du souverain est légitimé (il intervient comme un tiers, un juge de paix).
L'Emile de Rousseau est un traité d'éducation mais non sous la forme habituelle que prennent ces traités mais sous la forme d'une série romancée d'expériences suivant l'ordre chronologique de la vie de l'élève Emile, narrée du point de vue du précepteur. C'est dans ce cadre qu'intervient la question de la propriété que l'on peut aussi rapporter aux théories politiques développées dans le Contrat Social.
Les deux textes proposées semblent extrêment proches et avoir des formulations presque identiques.
Pourtant, l'étude de la démarche globale des deux auteurs permet déjà de distinguer leurs points de vue :
(a) Locke conclut que le droit de propriété a un fondement naturel en partant de l'idée de communauté naturelle des biens, autrement dit sa démarche consiste à se demander comment on part d'une communauté négative des biens à une appropriation privative, il cherche en quelque sorte la cause morale et juridique de l'appropriation;
(b) inversement, ce qui intéresse Rousseau n'est pas le passage des biens de la communauté négative à l'appropriation privative, ce qui intéresse Rousseau dans ce texte c'est de trouver un fondement à l'idée de propriété c'est-à-dire au passage d'une relative neutralité d'Emile aux choses ou plutôt d'une relation simple d'usage du monde et des choses à un désir de ne pas voir certaines choses lui être enlevées, ie au désir de conservation des choses et au sentiment d'être lésé lorsqu'elles sont retirées sans raison (sentiment de l'injustice qui provient, pour Rousseau exclusivement de cette idée de propriété).
==> on voit donc l'importance de la démarche globale pour mettre en évidence le sens précis des thèses des auteurs. On peut traduire la chose en disant qu'il y a une différence de point de vue : Locke prend un point de vue objectif qui consiste à comprendre comment les choses passent d'un état à l'autre et quel est le fondement objectif de ce changement d'état juridique; alors que Rousseau prendre un point de vue subjectif qui consiste à chercher les raisons psychologiques qui poussent un individu à revendiquer la propriété des choses. On peut considérer :
(a) qu'il y a une certaine convergence puisque Rousseau comme Locke considèrent que la raison de l'appropriation objective ou subjective c'est le travail;
(b) pourtant, Locke prétend fonder l'existence, à l'état de nature, du droit de propriété alors que Rousseau prétend seulement donner un fondement à l'idée de la propriété et non au droit plein et entier; © c'est très important car les conséquences sont multiples, par exemple, Locke estime que l'on peut être propriétaire à l'état de nature et qu'un souverain juste est celui qui protège les droits de propriétés qui lui sont antérieures, il considère également qu'un propriétaire n'a pas à rendre compte de sa propriété puisqu'il ne la tient que de l'ordre naturel et de son travail et que, pour ainsi dire, l'appropriation est un fait privé qui ne suppose aucune ingérence de la puissance publique: Rousseau, inversement considère que le vrai droit de propriété n'existe qu'en conséquence d'un contrat avec les autres, contrat qui résultent du constat d'un partage de certaines finalités substantielles avec les autres, comme celle de pouvoir disposer des biens auxquels on tient à cause du soin qu'on y a porté et que, par conséquent, être maître de son bien suppose comme condition préalable un accord public sur les conditions qui rendent la propriété recevable ou légitime (cf. CS I,9).
Comment Locke s'y prend-t-il en détail pour mener à bien son projet d'explication du passage de la communauté négative des biens à leur appropriation privative :
(a) il affirme d'abord l'idée que l'homme aurait, à l'état de nature un droit sur lui-même, c'est ce que Macpherson a appelé l'individualisme possessif, si l'on regarde précisément le texte, il oppose cet état de l'homme propriétaire de lui-même à l'état des choses encore non appropriées ou communes négativement, autrement dit dans un univers de choses communes il existe toujours déjà au moins une chose privée par nature, c'est la propriété que l'homme a de lui-même et c'est sur la communication de cette propriété de soi, pour ainsi dire, par contagion que la démonstration de Locke va reposer. Inversement, Rousseau ne recours aucunement à l'idée d'un droit de propriété de la personne sur elle-même puisque c'est précisément l'idée de propriété encore inexistante dans l'esprit d'Emile qu'il cherche à faire jaillir. Rousseau parle bien de prise de possession et non de droit de propriété et il prétend que cette prise de possession est, par nature, plus respectable qu'une prise de possession par la force (cf. CS I,9)
(b) Par conséquent et subrepticement, on peut observer que Locke étend progressivement le domaine de la propriété de soi à la propriété de son corps et de son travail. Il faut souligner ce passage que Locke rend presque évident en rendant soi-corps-travail comme équivalents. Mieux encore, il passe de la propriété sur son travail à la propriété de la chose ouvrée, de l'effet du travail. Or, on pourrait bien argumenté que la matière n'a pas été faite par le travailleur, que le fruit ramassé n'a pas été fabriqué par l'agriculteur... et que par conséquent, le travailleur n'est pas propriétaire de l'intégralité de l'objet sur lequel il a travaillé mais seulement de la valeur qu'y a ajouté son travail en rendant le fruit disponible, en favorisant la pousse de l'arbre fruitier... mais Locke va plus loin que cela puisqu'il considère que la propriété est exclusive : « nul autre ne peut avoir aucune prétention », par conséquent, il ne considère pas seulement que le travailleur peut réclamer la valeur ajoutée mais qu'il peut interdire l'accès à la chose, en exclure autrui, ce qui là encore est un postulat étrange, mais encore une fois fondée sur la propriété de soi qui autorise d'exclure autrui de soi en lui interdisant toute atteinte à notre personne. Et bien ce droit exclusif sur notre personne fonde aussi un droit exclusif sur les biens auquel nous avons appliqué notre travail. Ainsi on passe bien de la peine et de l'industrie propre au travailleur au droit sur les choses auxquelles il a appliqué peine et industrie. Encore une fois, on pourrait voir une proximité avec Rousseau, sauf que Rousseau ne considère pas que la peine et l'industrie fondent un droit exclusif mais seulement une propension psychologique d'Emile à protéger son travail en empêchant quiconque de toucher à ce que son travail a rendu possible. Rousseau cherche donc les fondements de l'attachement psychologique des hommes aux choses et les trouve dans le travail. A regarder le texte de Rousseau de près, on s'aperçoit que le maître cherche à faire naître dans Emile par le biais d'affects comme le plaisir ou d'émotions comme la joie, l'idée d'un attachement profond d'Emile aux choses, l'idée de propriété n'est donc absolument pas innée ou naturelle mais acquise par l'entremise d'artifices par lesquelles Emile cesse d'user des choses sans s'y attacher mais finit par en éprouver un attachement véritable. C'est donc moins l'extension d'un avoir premier (d'une propriété de soi étendue à la propriété des choses) que l'extension de l'être d'Emile en dehors de soi sous forme d'un attachement aux choses auxquelles il s'est identifié par le travail : c'est sa personne toute entière qui a migré dans les choses par le travail en sorte que les choses deviennent un prolongement de sa personne comme son bras une sorte d'appendice artificiel de son corps : « je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. » Cette proposition qui est proche de celle de Locke n'a donc pas la même signification prise dans son co-texte puisque Locke examine le passage d'une chose de l'état de communauté à l'état de propriété alors que Rousseau examine le passage d'Emile de l'état non-attaché aux choses dont il use à l'état attaché aux choses dont il use ce qui ne fonde en rien un droit mais seulement une prétention au droit : « Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie. »
nb : une petite étrangeté, Locke ajoute un codicille : « surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes. » que l'on ne comprend pas trop puisque manifestement on peut s'approprier les choses sans s'en référer aux autres. Est-ce à dire qu'il existe des règles morales censées restreindre l'appropriation et qui prendraient en considération des prémisses intersubjectives et pas seulement des prémisses individualistes?
(c) pour parfaire sa démonstration, Locke prend de multiples exemples triviaux pour rendre d'autant plus naturelle et évidente sa thèse. Ainsi, ces exemples sont plus qu'une illustrations, ils sont sélectionnés pour leur efficacité argumentative. On peut d'ailleurs s'étonner que Locke se contentent de cas simples (ramassage de glands) alors que la société de son époque connaît des types d'appropriation dérivés plus élaborés par l'échange contractuel, par le contrat de louage et que les processus de production implique l'appropriation par un autre du travail collectif d'un groupe. Le côté champêtre et simpliste facilite, il me semble un assentiment beaucoup plus difficile à obtenir sur des cas plus complexes et actuels. La forme impersonnelle renforce le tour un peu rhétorique de l'exemple : « on ne saurait contester ».... Sur la base de ces exemples, Locke confirme son hypothèse de départ : la cause qui fait passer les choses de l'état de communauté à l'état de propriété n'est pas dans leur consommation qui rend les choses assimilées physiquement et impropre à la consommation d'autrui, elle n'est pas non plus dans le lieu (si elles sont chez quelqu'un elles sont alors réputées lui appartenir), elle n'est pas non plus dans la transformation (par la cuisson, une fois que la personne en aurait fait ce qu'il veut, les choses seraient à lui), elle est en revanche, dans le seul travail qui sépare les fruits du fonds commun. Ainsi, ce dernier passage a une valeur explicatif : il explique pourquoi le travail est la cause adéquate qui fonde le changement d'état des choses. On a déjà vu que le travail étant mien, les choses travaillées sont miennes, Locke explique maintenant pourquoi les choses sont exclues de la communauté : c'est précisément parce que le travail qui est mien les en sépare, il y a donc une cause qui est mienne, qui les marque et me les rends propre. Cette image qui travaille en sous-main d'une nature comme un arbre dont on cueillerait les fruits par le travail est simpliste car on peut se demander si l'on ne sépare jamais une chose de la nature comme on sépare un fruit d'un arbre, qu'est-ce que c'est que séparer une chose : déplacer un rocher d'un mètre le rend-t-il mien? J'y ai pourtant mis mon travail, mais je ne l'ai pas sorti de la nature, je ne l'ai pas arraché au fonds commun. A partir de quand peut-on estimer que mon travail a arraché une chose au fonds commun pour me la rendre propre? Encore une fois l'exemple la cueillette est extrêmement simplifiant et trompeur. En revanche, Rousseau par l'intervention d'un événement perturbateur, à savoir le fait que Robert est venu détruire le champ de fèves d'Emile, ne montre qu'une chose : c'est qu'Emile s'est attaché aux choses qu'il a travaillées, qu'il est prêt à les revendiquer si on y porte atteinte, bref, que ces choses sont, pour lui, siennes et absolument pas communes. Mais, comme l'anecdote le montre cette prétention d'Emile est bien impuissante s'il n'y a pas de contrat avec les autres par lequel les uns et les autres mettent leur volonté de ne pas attenter à la propriété des autres (à condition qu'elle reçoivent certaines conditions qui la rendent acceptable à tous) au diapason. Bref, Locke a tort : le sentiment d'appropriation lié au travail, n'est pas une appropriation positive au sens juridique, on ne peut donc être propriétaire d'une chose tout seul, mais seulement par la médiation d'un accord avec les autres seul à même d'investir l'individu d'un droit de propriété.