vendredi 10 décembre 2010
jeudi 9 décembre 2010
Méthodologie de la dissertation.
Une dissertation fait deux choses : (a) elle construit et répond à un problème; (b) elle argumente.
La dissertation n'est pas un exercice de culture générale, aussi toute référence doit être justifiée par son utilité argumentative. Il faut montrer que l'on est capable d'utiliser sa culture pour penser par soi-même et construire sa propre démarche.
La dissertation n'est pas un texte littéraire comme tel : il est inutile d'y introduire des effets de style, le principal étant la correction, la clarté de la langue et la construction rigoureuse et logique du propos.
La forme de la dissertation est une argumentation, elle ne doit en aucun cas être trop personnelle ou narrative.
La dissertation est un exercice tant de rigueur que de communication. Pour ces deux raisons, il est utile de clarifier les articulations de votre pensée, chacune de vos affirmations. Il faut viser l'exposition exhaustive de vos idées et des raisons pous lesquelles vous les défendez sous peine de n'être pas compris ou de n'être pas convainquant.
Le sujet n'est pas la problématique : vous devez analyser le sujet pour dégager le problème qui lui est inhérent et qui ne saurait être qu'une simple reformulation. Tout l'enjeu du travail préliminaire est donc de construire un problème riche et significatif. Il faut donc analyser à la fois la forme et les termes de la question pour être sûr de saisir tous les sens, les implications et présupposés du sujet. Il faut savoir ramener le sujet à des domaines de la réflexion philosophique (métaphysique, épistémologie, philo morale, philo politique, esthétique, philo du sujet...). Il faut définir les termes du sujet soit en les rapprochant de synonymes ou en les opposants à des antonymes pour être certain de bien repérer leur sens. Ne pas hésiter à faire un tableau pour cataloguer les significations des termes et les confronter. Noter toutes les questions qui vous viennent sous le tableau ainsi dressé. Ces questions peuvent vous être utile pour poser le problème.
Efforcez-vous toujours d'objectiver vos réflexions, de leur donner un objet concret, pensez à des exemples et ne restez pas dans l'abstraction la plus totale. Inversement, n'en restez pas à l'exemple sans proposer d'analyse charpentée.
Principes méthodologiques essentiels
a. La dissertation est un exercice technique d’analyse conceptuelle, d’argumentation et de raisonnement.
Elle n’est pas un exercice d’histoire de la philosophie, de récitation ou d’érudition. Elle n’est pas non plus un exercice de style, d’originalité ou de littérature.
Cela signifie notamment que vous avez besoin, pour réussir une dissertation, d’avoir développer certaines compétences intellectuelles, et de les mettre activement en pratique face à un sujet donné.
Les connaissances philosophiques et extra-philosophiques sont utiles mais aucune connaissance particulière n’est indispensable. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de paniquer face à un sujet auquel vous n’avez jamais réfléchi ou qui ne vous évoque rien dans l’immédiat. Armés de votre bon sens et des compétences techniques nécessaires, vous pouvez faire une bonne dissertation.
Face à un sujet, il ne faut pas régurgiter des connaissances antérieures, il faut lire, analyser, développer et explorer le sujet !
b. En conséquence, n’oubliez pas quelles compétences vous devez acquérir :
i) la dissertation est un exercice d’analyse conceptuelle :
l’essentiel du travail consiste à analyser le sujet et les notions qu’il contient. Vous devez être capables de fixer le sens des mots pour raisonner à partir de véritables notions.
ce travail implique un effort de définition, mais aussi un effort de réflexion sur les objets concrets auxquels renvoient ces notions dans le monde.
demandez-vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que je parle toujours du sujet ? 2) est-ce que je parle toujours du même objet, quand j’emploie le même mot ?, 3) est-ce que ce que je dis de la notion est pertinent pour les objets qu’elle désigne ?
ii) la dissertation est un exercice d’argumentation :
l’essentiel du travail consiste à défendre et critiquer des thèses. Vous devez être capables d’avancer des arguments pour ou contre les thèses que vous formulez.
ce travail implique un effort d’évaluation et de justification : l’affirmation d’une thèse n’a aucune valeur si elle n’est pas accompagnée des raisons qui la fondent.
demandez-vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que j’utilise (à bon escient) le connecteur logique « donc » ? 2) est-ce que ce que je dis est vraiment convaincant ? 3) est-ce que je sais à quelle question et à quel problème la thèse que j’avance répond ?
iii) la dissertation est un exercice de raisonnement :
l’essentiel du travail consiste à proposer un raisonnement progressif et cohérent, répondant à la question posée en introduction. Vous devez être capable d’articuler des arguments.
ce travail implique un effort de construction d’une démonstration : un raisonnement n’est pas un catalogue de thèses ou d’arguments mais un parcours qui avance de façon nécessaire en abordant une par une les difficultés selon un ordre logique.
demandez vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que ce développement est vraiment utile au raisonnement d’ensemble ? 2) est-ce que j’arrive à rester cohérent et à ne pas me contredire? 3) est-ce que la direction dans laquelle je progresse et les étapes par lesquelles je passe apparaissent nettement ?
c. Enfin, trois exigences doivent vous guider en permanence : clarté, précision et rigueur.
La dissertationest un exercice de clarification et d’ordonnancement de la pensée.
Méthode de la dissertation
a) Analyse du sujet
Lire plusieurs fois le sujet, sans partir tout de suite dans une direction précise. Prendre le temps de vérifier qu’on en comprend les termes, qu’on voit les nuances dans le choix des mots. Laisser le temps aux idées de venir dans le désordre, à l’esprit de se mettre en route. Faire attention à la forme du sujet : usage du singulier ou du pluriel, de la minuscule ou de la majuscule, de la conjonction, etc.
Analyse des notions : analyser les notions mentionnées dans l’intitulé, prises séparément. Il ne s’agit pas de se jeter sur la première définition intuitive qui vient à l’esprit mais de construire rigoureusement une définition philosophique. Quelques remarques :
Une bonne définition est une définition qui englobe tous les objets qui sont désignés par la notion considérée et aucun objet qu’elle ne désigne pas. Il faut donc tester la définition élaborée avec des exemples : faire une liste d’objets variés désignés par la notion mais aussi d’objets proches qui ne le sont pas, puis se demander dans chaque cas si la définition permet de tracer une frontière nette entre les uns et les autres.
Il faut commencer par rédiger une définition, puis la relire, la corriger, la modifier jusqu’à atteindre la plus grande précision possible. Il faut définir la notion par rapport aux notions opposées, et par rapport aux notions les plus proches. Quelle est la spécificité de la notion considérée par rapport à la ou les notions contraires, par rapport aux notions voisines ?
(Il faut donc également définir ces autres notions).
Faire attention à considérer tous les sens de la notion, ne pas faire disparaître la pluralité des significations possibles (même si certaines seront abandonnées plus tard, car non pertinentes).
Analyse du sujet : analyser les notions les unes par rapport aux autres, selon l’agencement suggéré par le sujet. Mettre en rapport les analyses des différentes notions, éliminer les sens non pertinents et dégager les différentes significations que peut endosser le sujet. Reformuler le sujet et se demander à chaque fois ce qui est conservé et ce qui est perdu par rapport à la formulation originale, pour mieux saisir la spécificité de celle-ci.
Recueil des idées. Ce travail d’analyse va provoquer toutes sortes d’associations d’idées, qu’il faut noter dans un premier temps sans en rejeter aucune. Entreprendre une triple liste, à compléter au fur et à mesure du travail de préparation : lister i) les thèses et les arguments liés au sujet, ii) les exemples et les domaines d’application de la question, iii) les auteurs et les textes maîtrisés qui sont pertinents et utilisables. Prendre le temps de détailler en quelques lignes la nature de ces références et leur rapport avec le sujet, sans privilégier d’abord des pistes par rapport à d’autres.
Entreprendre une mise en ordre des idées. Toutes les idées apparues pendant le travail d’analyse demandent à être systématiquement éprouvées. Ce ne sont, avant la mise en ordre rigoureuse que constitue le travail de réflexion philosophique, que des clichés, c’est-à-dire des idées toutes faites, des lieux-communs. Elles doivent être reformulées sous forme de propositions précises, qui doivent ensuite être méthodiquement soumises à une série d’interrogations :
que signifie p ?
quels arguments permettent d’affirmer que p ?
qu’est-ce qui constitue un bon exemple de p ?
quel est le champ d’application de p ?
que serait la proposition opposée à p, non-p ?
pourquoi ne peut-on pas affirmer que non-p ?
quels sont les présupposés de p ?
quelles sont les conséquences de p ?
p est-elle compatible ou incompatible avec les autres propositions (q, r, s) envisagées ?
etc.
Poser systématiquement ses questions vous permettra d’éprouver les lieux communs qui viennent spontanément à l’esprit, mais aussi de d’exploiter toute la richesse des idées que vous conserverez.
Elaborer une problématique, c’est-à-dire un problème et une question. Votre dissertation a pour but de répondre à une question (qui vous est directement donnée si le sujet est sous forme interrogative). Mais une question n’a de sens que par rapport à un problème, c’est-à-dire une difficulté qui fait qu’on a besoin de poser la question.
Un problème est typiquement constitué par deux propositions à la fois nécessaires et contradictoires. C’est parce qu’il y a difficulté, contradiction, paradoxe, quand on essaie de penser le sujet, qu’il y a de quoi faire une dissertation.
Une problématique c’est une question et un problème qui la fonde. Il n’y a pas de problématique obligée, pas de problématique déjà toute faite. Si vous identifiez plusieurs problèmes, choisissez celui qui vous paraît le plus riche, le plus intéressant, et surtout le plus spécifiquement lié au sujet. Le travail d’analyse des notions, de repérage des références et de mise en ordre des idées fera apparaître un nombre limité de sous-questions (et de sous-problèmes), c’est-à-dire de difficultés qu’il faut affronter une à une pour répondre à la question principale.
b) Construction du plan
Construire le plan général de la dissertation, c’est-à-dire l’ensemble ordonné et structuré des sous-questions qui vont guider l’effort de raisonnement et vous permettre de répondre à la question principale. Choisir la meilleure méthode (la plus logique) pour résoudre le problème posé. Sélectionner les sous-questions à poser, les hiérarchiser, les ordonner, préciser leurs formulations. Cela donne la structure générale du plan.
Construire le plan de chaque partie. Faire au niveau de la partie le travail fait au niveau du développement tout entier à l’étape précédente.
Construire le plan de chaque paragraphe. Un paragraphe doit être organisé autour d’une thèse et répondre à la structure suivante :
une sous question (qui ne doit pas forcément être explicitement formulée sous forme de question mais doit être clairement repérable)
une thèse répondant à la question (et autour de laquelle le paragraphe est construit)
une argumentation soutenant la thèse
un exemple soutenant l’argumentation
une référence philosophique utile pour l’argumentation ou la compréhension de la thèse (pas forcément à chaque paragraphe : ne pas mettre des auteurs juste pour les mettre)
une transition vers la sous question (et donc le paragraphe) suivante
Remarque : A chacune des étapes de construction du plan, l’élaboration de la structure d’une partie va entraîner la correction de la structure d’ensemble, et vice et versa. C’est un processus dynamique de correction entre les différents niveaux de structure. Veillez à rester cohérents !
Rédiger les transitions au brouillon. Les transitions sont extrêmement importantes. Elles expriment les liens logiques reliant les différents paragraphes et les différentes parties. Elles donnent son unité au du raisonnement proposé. Elles doivent être claires, soignées et détaillées.
Rédiger l’introduction et de la conclusion au brouillon. Apporter un soin extrême à la construction, au choix des mots, au style et à la correction du français. L’introduction et la conclusion sont les moments les plus importants de votre dissertation : elles manifestent l’essentiel de votre démarche et c’est ce que les correcteurs lisent en premier et avec le plus d’attention.
c) Rédaction
Rédiger linéairement le développement.
A chaque fin de paragraphe, relire le paragraphe écrit pour vérifier l’orthographe et la grammaire, la cohérence argumentative, et la pertinence par rapport au sujet et au propos. Constamment vérifier qu’il n’y a pas eu « dérive » vers un autre problème ou un autre sujet que ceux considérés : comparer à l’intitulé donné et au plan établi.
A chaque fin de partie, relire la partie toute entière. Même démarche que pour le paragraphe.
Rédiger ensuite, à partir du brouillon, mais en incorporant les changements et corrections qui interviennent forcément en cours d’écriture, la conclusion et l’introduction.
Tout relire, pour vérifier l’orthographe et la grammaire, le style, les lapsus, etc. Traquer toutes les fautes de français !
Quelques conseils :
Adopter un mode de présentation clair : sauter des lignes entre les parties, aller à la ligne à chaque nouveau paragraphe.
Ecrire proprement et lisiblement.
Ecrire simplement : faire des phrases assez courtes à la structure simple
Posez-vous constamment les questions formulées dans la première partie de ce texte.
N’oubliez pas, il faut principalement viser la clarté, la précision et la rigueur.
Organisation de l’introduction
Voici à quoi doit ressembler votre introduction.
1. Accroche : partir d’une difficulté du sens commun, d’une remarque intuitive qui ancre la discussion d’emblée dans le cadre du monde réel et non seulement de l’histoire de la philosophie. Partir de ce que désignent, très empiriquement, les notions mentionnées dans le sujet. (Facultatif)
2. Définition de la/des notion(s) : proposition d’une définition minimale qui permette de délimiter ce dont on parle et de justifier le caractère problématique du sujet.
3. Exposition du problème : présentation de la difficulté conceptuelle qui justifie la mise en œuvre d’une réflexion philosophique.
4. Formulation de la question : formulation de la question qui sera traitée dans la dissertation et va servir d’axe directeur, d’angle d’attaque, pour affronter le problème posé.
5. Exposition des enjeux de la problématique : expliquer les enjeux de la question choisie, en quoi la réponse apportée modifiera la compréhension du problème. (Facultatif)
6. Annonce de la méthode: présentation de la démarche qui va être mise en oeuvre pour répondre à la question. Cette présentation recoupe l’annonce du plan (des parties du développement). Il ne s’agit pas d’énoncer les thèses qui vont être défendues, mais les interrogations qui vont guider les moments successifs du raisonnement.
Organisation du développement
Le développement d’une dissertation est constitué de plusieurs parties (entre deux et quatre) elles-mêmes composées de plusieurs paragraphes (idem). Parties et paragraphes sont reliés entre eux par des transitions. Il n’y a jamais LE bon plan : différents types de plans peuvent être suivis, l’important est que le plan traduise la structure argumentative de la réflexion proposée. Il doit manifester la structure d’une démonstration continue au sein de laquelle les arguments s’enchaînent selon un ordre nécessaire. Faire un plan simple et clair, facilement compréhensible.
Quelques types de plan à éviter :
Il faut absolument éviter le plan I) Thèse ; II) Antithèse ; III) Synthèse, qui consiste à présenter deux points de vue apparemment vrais et contradictoires, avant de trouver une solution pour les concilier. La phase Thèse/Antithèse correspond en gros à l’exposition du problème en introduction (mais attention : le problème ne doit pas être une contradiction logique, « type A et non-A »). Tout votre développement doit être consacré à la synthèse (sortir du problème).
Il faut absolument éviter le plan chronologique. Type I) Platon ; II) Descartes ; III) Kant.
Il faut absolument éviter le plan où chaque partie est construite autour d’un auteur ou d’un texte et pas autour d’une sous-question. La dissertation est un travail d’argumentation nourri par la lecture des philosophes, et non un travail d’histoire de la philosophie ou d’exposition de doctrines.
Il faut absolument éviter le plan construit en réunissant des thèses hétéroclites par bouquets plus ou moins thématiques. Une dissertation n’est pas un catalogue de nombreuses thèses, c’est la mise à l’épreuve ordonnée et systématique de quelques thèses.
Il vaut mieux éviter le plan où chaque partie est consacrée à un sens particulier de la notion principale : le risque est d’avoir trois mini-dissertations juxtaposées sans unité. Ou alors il faut justifier ce découpage par un principe d’enchaînement logique non arbitraire.
Organisation de la conclusion
1. Formulation de la réponse apportée à la question posée : répondre brièvement à la question présentée en introduction en en reprenant la formulation. La réponse apportée peut être une réponse complète ou partielle : ne pas pouvoir régler entièrement le problème abordé n’est pas en soi un problème, mais il importe de pouvoir présenter clairement et avec concision les résultats, mêmes modestes ou incomplets, du travail de réflexion accompli.
2. Résumé de la démarche accomplie : récapituler la méthode et les étapes de la réflexion, les principales thèses soutenues ou réfutées, les questions laissées ouvertes, etc. Ressaisir le raisonnement qui permet de défendre la réponse proposée.
3. Retour sur les enjeux : revenir sur la formulation initiale du problème et sur ce qu’apporte la réponse proposée. Comment modifie-t-elle la difficulté initiale ? Celle-ci est-elle résolue ou déplacée ? Ce retour sur les enjeux du problème peut évoquer les conséquences de la réponse apportée, aboutir à la formulation d’une nouvelle question, etc. (Facultatif)
Bilan : profil-type d’une dissertation
Introduction : Accroche (Facultatif)
Définition des notions
Exposition du problème
Formulation de la question
Présentation des enjeux
Annonce de la méthode
Partie I : Formulation de la sous-question guidant la partie
Paragraphe 1
sous question (explicite ou implicite)
thèse
argumentation
exemple
référence philosophique (non obligatoire)
transition vers paragraphe 2
Paragraphe 2
Paragraphe 3
Transition vers la partie II
Partie II
Etc.
Conclusion : Formulation de la réponse apportée
Résumé de la démarche argumentative
Retour sur les enjeux
La dissertation n'est pas un exercice de culture générale, aussi toute référence doit être justifiée par son utilité argumentative. Il faut montrer que l'on est capable d'utiliser sa culture pour penser par soi-même et construire sa propre démarche.
La dissertation n'est pas un texte littéraire comme tel : il est inutile d'y introduire des effets de style, le principal étant la correction, la clarté de la langue et la construction rigoureuse et logique du propos.
La forme de la dissertation est une argumentation, elle ne doit en aucun cas être trop personnelle ou narrative.
La dissertation est un exercice tant de rigueur que de communication. Pour ces deux raisons, il est utile de clarifier les articulations de votre pensée, chacune de vos affirmations. Il faut viser l'exposition exhaustive de vos idées et des raisons pous lesquelles vous les défendez sous peine de n'être pas compris ou de n'être pas convainquant.
Le sujet n'est pas la problématique : vous devez analyser le sujet pour dégager le problème qui lui est inhérent et qui ne saurait être qu'une simple reformulation. Tout l'enjeu du travail préliminaire est donc de construire un problème riche et significatif. Il faut donc analyser à la fois la forme et les termes de la question pour être sûr de saisir tous les sens, les implications et présupposés du sujet. Il faut savoir ramener le sujet à des domaines de la réflexion philosophique (métaphysique, épistémologie, philo morale, philo politique, esthétique, philo du sujet...). Il faut définir les termes du sujet soit en les rapprochant de synonymes ou en les opposants à des antonymes pour être certain de bien repérer leur sens. Ne pas hésiter à faire un tableau pour cataloguer les significations des termes et les confronter. Noter toutes les questions qui vous viennent sous le tableau ainsi dressé. Ces questions peuvent vous être utile pour poser le problème.
Efforcez-vous toujours d'objectiver vos réflexions, de leur donner un objet concret, pensez à des exemples et ne restez pas dans l'abstraction la plus totale. Inversement, n'en restez pas à l'exemple sans proposer d'analyse charpentée.
Principes méthodologiques essentiels
a. La dissertation est un exercice technique d’analyse conceptuelle, d’argumentation et de raisonnement.
Elle n’est pas un exercice d’histoire de la philosophie, de récitation ou d’érudition. Elle n’est pas non plus un exercice de style, d’originalité ou de littérature.
Cela signifie notamment que vous avez besoin, pour réussir une dissertation, d’avoir développer certaines compétences intellectuelles, et de les mettre activement en pratique face à un sujet donné.
Les connaissances philosophiques et extra-philosophiques sont utiles mais aucune connaissance particulière n’est indispensable. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de paniquer face à un sujet auquel vous n’avez jamais réfléchi ou qui ne vous évoque rien dans l’immédiat. Armés de votre bon sens et des compétences techniques nécessaires, vous pouvez faire une bonne dissertation.
Face à un sujet, il ne faut pas régurgiter des connaissances antérieures, il faut lire, analyser, développer et explorer le sujet !
b. En conséquence, n’oubliez pas quelles compétences vous devez acquérir :
i) la dissertation est un exercice d’analyse conceptuelle :
l’essentiel du travail consiste à analyser le sujet et les notions qu’il contient. Vous devez être capables de fixer le sens des mots pour raisonner à partir de véritables notions.
ce travail implique un effort de définition, mais aussi un effort de réflexion sur les objets concrets auxquels renvoient ces notions dans le monde.
demandez-vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que je parle toujours du sujet ? 2) est-ce que je parle toujours du même objet, quand j’emploie le même mot ?, 3) est-ce que ce que je dis de la notion est pertinent pour les objets qu’elle désigne ?
ii) la dissertation est un exercice d’argumentation :
l’essentiel du travail consiste à défendre et critiquer des thèses. Vous devez être capables d’avancer des arguments pour ou contre les thèses que vous formulez.
ce travail implique un effort d’évaluation et de justification : l’affirmation d’une thèse n’a aucune valeur si elle n’est pas accompagnée des raisons qui la fondent.
demandez-vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que j’utilise (à bon escient) le connecteur logique « donc » ? 2) est-ce que ce que je dis est vraiment convaincant ? 3) est-ce que je sais à quelle question et à quel problème la thèse que j’avance répond ?
iii) la dissertation est un exercice de raisonnement :
l’essentiel du travail consiste à proposer un raisonnement progressif et cohérent, répondant à la question posée en introduction. Vous devez être capable d’articuler des arguments.
ce travail implique un effort de construction d’une démonstration : un raisonnement n’est pas un catalogue de thèses ou d’arguments mais un parcours qui avance de façon nécessaire en abordant une par une les difficultés selon un ordre logique.
demandez vous en permanence, au fil de votre dissertation : 1) est-ce que ce développement est vraiment utile au raisonnement d’ensemble ? 2) est-ce que j’arrive à rester cohérent et à ne pas me contredire? 3) est-ce que la direction dans laquelle je progresse et les étapes par lesquelles je passe apparaissent nettement ?
c. Enfin, trois exigences doivent vous guider en permanence : clarté, précision et rigueur.
La dissertationest un exercice de clarification et d’ordonnancement de la pensée.
Méthode de la dissertation
a) Analyse du sujet
Lire plusieurs fois le sujet, sans partir tout de suite dans une direction précise. Prendre le temps de vérifier qu’on en comprend les termes, qu’on voit les nuances dans le choix des mots. Laisser le temps aux idées de venir dans le désordre, à l’esprit de se mettre en route. Faire attention à la forme du sujet : usage du singulier ou du pluriel, de la minuscule ou de la majuscule, de la conjonction, etc.
Analyse des notions : analyser les notions mentionnées dans l’intitulé, prises séparément. Il ne s’agit pas de se jeter sur la première définition intuitive qui vient à l’esprit mais de construire rigoureusement une définition philosophique. Quelques remarques :
Une bonne définition est une définition qui englobe tous les objets qui sont désignés par la notion considérée et aucun objet qu’elle ne désigne pas. Il faut donc tester la définition élaborée avec des exemples : faire une liste d’objets variés désignés par la notion mais aussi d’objets proches qui ne le sont pas, puis se demander dans chaque cas si la définition permet de tracer une frontière nette entre les uns et les autres.
Il faut commencer par rédiger une définition, puis la relire, la corriger, la modifier jusqu’à atteindre la plus grande précision possible. Il faut définir la notion par rapport aux notions opposées, et par rapport aux notions les plus proches. Quelle est la spécificité de la notion considérée par rapport à la ou les notions contraires, par rapport aux notions voisines ?
(Il faut donc également définir ces autres notions).
Faire attention à considérer tous les sens de la notion, ne pas faire disparaître la pluralité des significations possibles (même si certaines seront abandonnées plus tard, car non pertinentes).
Analyse du sujet : analyser les notions les unes par rapport aux autres, selon l’agencement suggéré par le sujet. Mettre en rapport les analyses des différentes notions, éliminer les sens non pertinents et dégager les différentes significations que peut endosser le sujet. Reformuler le sujet et se demander à chaque fois ce qui est conservé et ce qui est perdu par rapport à la formulation originale, pour mieux saisir la spécificité de celle-ci.
Recueil des idées. Ce travail d’analyse va provoquer toutes sortes d’associations d’idées, qu’il faut noter dans un premier temps sans en rejeter aucune. Entreprendre une triple liste, à compléter au fur et à mesure du travail de préparation : lister i) les thèses et les arguments liés au sujet, ii) les exemples et les domaines d’application de la question, iii) les auteurs et les textes maîtrisés qui sont pertinents et utilisables. Prendre le temps de détailler en quelques lignes la nature de ces références et leur rapport avec le sujet, sans privilégier d’abord des pistes par rapport à d’autres.
Entreprendre une mise en ordre des idées. Toutes les idées apparues pendant le travail d’analyse demandent à être systématiquement éprouvées. Ce ne sont, avant la mise en ordre rigoureuse que constitue le travail de réflexion philosophique, que des clichés, c’est-à-dire des idées toutes faites, des lieux-communs. Elles doivent être reformulées sous forme de propositions précises, qui doivent ensuite être méthodiquement soumises à une série d’interrogations :
que signifie p ?
quels arguments permettent d’affirmer que p ?
qu’est-ce qui constitue un bon exemple de p ?
quel est le champ d’application de p ?
que serait la proposition opposée à p, non-p ?
pourquoi ne peut-on pas affirmer que non-p ?
quels sont les présupposés de p ?
quelles sont les conséquences de p ?
p est-elle compatible ou incompatible avec les autres propositions (q, r, s) envisagées ?
etc.
Poser systématiquement ses questions vous permettra d’éprouver les lieux communs qui viennent spontanément à l’esprit, mais aussi de d’exploiter toute la richesse des idées que vous conserverez.
Elaborer une problématique, c’est-à-dire un problème et une question. Votre dissertation a pour but de répondre à une question (qui vous est directement donnée si le sujet est sous forme interrogative). Mais une question n’a de sens que par rapport à un problème, c’est-à-dire une difficulté qui fait qu’on a besoin de poser la question.
Un problème est typiquement constitué par deux propositions à la fois nécessaires et contradictoires. C’est parce qu’il y a difficulté, contradiction, paradoxe, quand on essaie de penser le sujet, qu’il y a de quoi faire une dissertation.
Une problématique c’est une question et un problème qui la fonde. Il n’y a pas de problématique obligée, pas de problématique déjà toute faite. Si vous identifiez plusieurs problèmes, choisissez celui qui vous paraît le plus riche, le plus intéressant, et surtout le plus spécifiquement lié au sujet. Le travail d’analyse des notions, de repérage des références et de mise en ordre des idées fera apparaître un nombre limité de sous-questions (et de sous-problèmes), c’est-à-dire de difficultés qu’il faut affronter une à une pour répondre à la question principale.
b) Construction du plan
Construire le plan général de la dissertation, c’est-à-dire l’ensemble ordonné et structuré des sous-questions qui vont guider l’effort de raisonnement et vous permettre de répondre à la question principale. Choisir la meilleure méthode (la plus logique) pour résoudre le problème posé. Sélectionner les sous-questions à poser, les hiérarchiser, les ordonner, préciser leurs formulations. Cela donne la structure générale du plan.
Construire le plan de chaque partie. Faire au niveau de la partie le travail fait au niveau du développement tout entier à l’étape précédente.
Construire le plan de chaque paragraphe. Un paragraphe doit être organisé autour d’une thèse et répondre à la structure suivante :
une sous question (qui ne doit pas forcément être explicitement formulée sous forme de question mais doit être clairement repérable)
une thèse répondant à la question (et autour de laquelle le paragraphe est construit)
une argumentation soutenant la thèse
un exemple soutenant l’argumentation
une référence philosophique utile pour l’argumentation ou la compréhension de la thèse (pas forcément à chaque paragraphe : ne pas mettre des auteurs juste pour les mettre)
une transition vers la sous question (et donc le paragraphe) suivante
Remarque : A chacune des étapes de construction du plan, l’élaboration de la structure d’une partie va entraîner la correction de la structure d’ensemble, et vice et versa. C’est un processus dynamique de correction entre les différents niveaux de structure. Veillez à rester cohérents !
Rédiger les transitions au brouillon. Les transitions sont extrêmement importantes. Elles expriment les liens logiques reliant les différents paragraphes et les différentes parties. Elles donnent son unité au du raisonnement proposé. Elles doivent être claires, soignées et détaillées.
Rédiger l’introduction et de la conclusion au brouillon. Apporter un soin extrême à la construction, au choix des mots, au style et à la correction du français. L’introduction et la conclusion sont les moments les plus importants de votre dissertation : elles manifestent l’essentiel de votre démarche et c’est ce que les correcteurs lisent en premier et avec le plus d’attention.
c) Rédaction
Rédiger linéairement le développement.
A chaque fin de paragraphe, relire le paragraphe écrit pour vérifier l’orthographe et la grammaire, la cohérence argumentative, et la pertinence par rapport au sujet et au propos. Constamment vérifier qu’il n’y a pas eu « dérive » vers un autre problème ou un autre sujet que ceux considérés : comparer à l’intitulé donné et au plan établi.
A chaque fin de partie, relire la partie toute entière. Même démarche que pour le paragraphe.
Rédiger ensuite, à partir du brouillon, mais en incorporant les changements et corrections qui interviennent forcément en cours d’écriture, la conclusion et l’introduction.
Tout relire, pour vérifier l’orthographe et la grammaire, le style, les lapsus, etc. Traquer toutes les fautes de français !
Quelques conseils :
Adopter un mode de présentation clair : sauter des lignes entre les parties, aller à la ligne à chaque nouveau paragraphe.
Ecrire proprement et lisiblement.
Ecrire simplement : faire des phrases assez courtes à la structure simple
Posez-vous constamment les questions formulées dans la première partie de ce texte.
N’oubliez pas, il faut principalement viser la clarté, la précision et la rigueur.
Organisation de l’introduction
Voici à quoi doit ressembler votre introduction.
1. Accroche : partir d’une difficulté du sens commun, d’une remarque intuitive qui ancre la discussion d’emblée dans le cadre du monde réel et non seulement de l’histoire de la philosophie. Partir de ce que désignent, très empiriquement, les notions mentionnées dans le sujet. (Facultatif)
2. Définition de la/des notion(s) : proposition d’une définition minimale qui permette de délimiter ce dont on parle et de justifier le caractère problématique du sujet.
3. Exposition du problème : présentation de la difficulté conceptuelle qui justifie la mise en œuvre d’une réflexion philosophique.
4. Formulation de la question : formulation de la question qui sera traitée dans la dissertation et va servir d’axe directeur, d’angle d’attaque, pour affronter le problème posé.
5. Exposition des enjeux de la problématique : expliquer les enjeux de la question choisie, en quoi la réponse apportée modifiera la compréhension du problème. (Facultatif)
6. Annonce de la méthode: présentation de la démarche qui va être mise en oeuvre pour répondre à la question. Cette présentation recoupe l’annonce du plan (des parties du développement). Il ne s’agit pas d’énoncer les thèses qui vont être défendues, mais les interrogations qui vont guider les moments successifs du raisonnement.
Organisation du développement
Le développement d’une dissertation est constitué de plusieurs parties (entre deux et quatre) elles-mêmes composées de plusieurs paragraphes (idem). Parties et paragraphes sont reliés entre eux par des transitions. Il n’y a jamais LE bon plan : différents types de plans peuvent être suivis, l’important est que le plan traduise la structure argumentative de la réflexion proposée. Il doit manifester la structure d’une démonstration continue au sein de laquelle les arguments s’enchaînent selon un ordre nécessaire. Faire un plan simple et clair, facilement compréhensible.
Quelques types de plan à éviter :
Il faut absolument éviter le plan I) Thèse ; II) Antithèse ; III) Synthèse, qui consiste à présenter deux points de vue apparemment vrais et contradictoires, avant de trouver une solution pour les concilier. La phase Thèse/Antithèse correspond en gros à l’exposition du problème en introduction (mais attention : le problème ne doit pas être une contradiction logique, « type A et non-A »). Tout votre développement doit être consacré à la synthèse (sortir du problème).
Il faut absolument éviter le plan chronologique. Type I) Platon ; II) Descartes ; III) Kant.
Il faut absolument éviter le plan où chaque partie est construite autour d’un auteur ou d’un texte et pas autour d’une sous-question. La dissertation est un travail d’argumentation nourri par la lecture des philosophes, et non un travail d’histoire de la philosophie ou d’exposition de doctrines.
Il faut absolument éviter le plan construit en réunissant des thèses hétéroclites par bouquets plus ou moins thématiques. Une dissertation n’est pas un catalogue de nombreuses thèses, c’est la mise à l’épreuve ordonnée et systématique de quelques thèses.
Il vaut mieux éviter le plan où chaque partie est consacrée à un sens particulier de la notion principale : le risque est d’avoir trois mini-dissertations juxtaposées sans unité. Ou alors il faut justifier ce découpage par un principe d’enchaînement logique non arbitraire.
Organisation de la conclusion
1. Formulation de la réponse apportée à la question posée : répondre brièvement à la question présentée en introduction en en reprenant la formulation. La réponse apportée peut être une réponse complète ou partielle : ne pas pouvoir régler entièrement le problème abordé n’est pas en soi un problème, mais il importe de pouvoir présenter clairement et avec concision les résultats, mêmes modestes ou incomplets, du travail de réflexion accompli.
2. Résumé de la démarche accomplie : récapituler la méthode et les étapes de la réflexion, les principales thèses soutenues ou réfutées, les questions laissées ouvertes, etc. Ressaisir le raisonnement qui permet de défendre la réponse proposée.
3. Retour sur les enjeux : revenir sur la formulation initiale du problème et sur ce qu’apporte la réponse proposée. Comment modifie-t-elle la difficulté initiale ? Celle-ci est-elle résolue ou déplacée ? Ce retour sur les enjeux du problème peut évoquer les conséquences de la réponse apportée, aboutir à la formulation d’une nouvelle question, etc. (Facultatif)
Bilan : profil-type d’une dissertation
Introduction : Accroche (Facultatif)
Définition des notions
Exposition du problème
Formulation de la question
Présentation des enjeux
Annonce de la méthode
Partie I : Formulation de la sous-question guidant la partie
Paragraphe 1
sous question (explicite ou implicite)
thèse
argumentation
exemple
référence philosophique (non obligatoire)
transition vers paragraphe 2
Paragraphe 2
Paragraphe 3
Transition vers la partie II
Partie II
Etc.
Conclusion : Formulation de la réponse apportée
Résumé de la démarche argumentative
Retour sur les enjeux
lundi 29 novembre 2010
Correction du DS - texte de Durkheim : Intro, première partie, transition
« L'altruisme n'est pas destiné à devenir [...] une sorte d'ornement agréable de notre vie sociale ; mais il en sera toujours la base fondamentale. Comment, en effet, pourrions-nous jamais nous en passer ? Les hommes ne peuvent vivre ensemble sans s'entendre et, par conséquent, sans se faire des sacrifices mutuels, sans se lier les uns aux autres d'une manière forte et durable. Toute société est une société morale. À certains égards, ce caractère est même plus prononcé dans les sociétés organisées. Parce que l'individu ne se suffit pas, c'est de la société qu'il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c'est pour elle qu'il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l'état de dépendance où il se trouve : il s'habitue à s'estimer à sa juste valeur, c'est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d'un tout, l'organe d'un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement des sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l'occasion, des actes de renoncement complet et d'abnégation sans partage. De son côté, la société apprend à regarder les membres qui la composent, non plus comme des choses sur lesquelles elle a des droits, mais comme des coopérateurs dont elle ne peut se passer et vis-à-vis desquels elle a des devoirs. C'est donc à tort qu'on oppose la société qui dérive de la communauté des croyances à celle qui a pour base la coopération, en n'accordant qu'à la première le caractère moral, et en ne voyant dans la seconde qu'un groupement économique. En réalité, la coopération a, elle aussi, sa moralité intrinsèque »
Émile DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007.
On pourrait croire que les sociétés se développent exclusivement sur la base de l'égoïsme si l'on entend pas là, une recherche exclusive de son intérêt propre et une action dirigée seulement par des fins où l'autre n'intervient qu'au titre d'instrument. Or, le texte de Durkheim s'oppose à ce genre d'idée défendu par Spencer entre autres. Il considère, au contraire, que pour qu'une société soit possible, il faut que soient développées par les individus des attitudes orientées vers la satisfaction des intérêts d'autres que soi ou subordonnées à l'intérêt d'autres que soi. Il semble effectivement très difficile de penser l'existence d'un ciment social si chacun essaie de subordonner le reste de la société à son seul intérêt.
Ainsi, Durkheim étudie, dans ce texte, la question du lien social et des conditions de l'unité de la société. La société, entendue comme réunion des individus voit-elle son existence spontanée et son développement résulter de l'égoïsme et de l'intérêt que chacun trouve à profiter de l'échange avec les autres ou bien de l'altruisme et de la tendance que chacun a de se sacrifier aux règles qu'exige le partage de la vie sociale ? Si la société ne pouvait tenir que du calcul égoïste des individus, il est évident que l'altruisme ne serait qu'un ornement contingent, dans l'autre cas, il est une structure nécessaire de la solidité et du développement des sociétés. Mais, en même temps, dans le cas du primat de l'égoïsme, cela signifierait que la société ne serait pas productrice de comportements moraux mais, au contraire, tendrait à renforcer, au fur et à mesure de son développement, des comportements immoraux, c'est d'ailleurs le point de vue de Rousseau (le développement de l'amour-propre va de pair avec celui de la société). Mais, cet égoïsme devrait alors aller vers l'éclatement de la société en raison des rivalités et concurrences qui s'y développeraient, non vers son unification. C'est pourquoi, de manière paradoxale, Durkheim considère que plus la société se complexifie, s'organise, plus les individus sont dépendants du tout de la société et prêts à s'y sacrifier. Aussi, contrairement aux idées reçues, les sociétés de l'échange ne sont pas avant tout des sociétés du calcul individualiste et égoïste, mais des sociétés où les individus sont tout entier soumis à des impératifs altruistes, c'est-à-dire tournés vers les autres coopérateurs. Mais s'il est vrai que le développement de la morale est articulé à l'état cela signifierait-il que la morale n'a rien d'individuel et de désintéressé mais qu'elle est tout entière dépendante des structures sociales qui la déterminent ?
Dans un premier temps Durkheim développe un argument ad hominem à l'encontre de Spencer et de ceux qui croient que la société pourrait n'être que la convergence d'attitudes égoïstes. Il en déduit, dans un deuxième temps, que toute société est morale et que le degré de moralité d'une société varie à proportion de son organisation. Il étaye cette idée, dans un troisième temps, en montrant la manière dont s'articule la dépendance des individus vis-à-vis du tout de la société et la modification du rapport du tout de la société à chacun de ses membres. Enfin, il conclut naturellement son argumentation en battant en brèche les idées reçues : plus la société s'organise et sort de son état primitif de communauté de croyance, plus elle est productrice d'altruisme.
Durkheim introduit, dans un premier temps, l'idée qui structure son texte. Pour lui, le développement de la société ne contribue pas à développer l'immoralité et l'égoïsme mais au contraire, les sentiments et les catégories moraux doivent être considérés comme le résultat du développement de la société. Une ambiguïté demeure néanmoins autour du caractère premier de la morale par rapport à la société ou de la société par rapport à la morale. Durkheim se contente de montrer que la morale est une réalité nécessaire à l'existence sociale, une réalité sociale pourrait-on dire, mais ne dit pas, dans un premier temps, si les sentiments moraux précèdent la société ou en sont le produit.
Le premier argument qu'il donne pour asseoir cette thèse est que la morale n'est pas seulement décorative. Mais qui vise-t-il ? Son assertion peut légitimement apparaître comme un argument ad hominem. Il semble désigner ceux qui considèrent, au contraire, que toutes les attitudes morales cachent, en réalité, des calculs égoïstes et ne sont, à ce titre, que des moyens habiles, des calculs de prudence visant à cacher à autrui les motifs de son action, c'est-à-dire à pouvoir vivre égoïstement sans s'opposer autrui. Durkheim considère, en effet, que les comportements moraux renvoient à des comportements altruistes puisqu'il semble utiliser indifféremment l'un et l'autre terme. La morale relèverait par conséquent de la propension d'un individu à considérer dans son action la manière dont elle peut affecter autrui au lieu, comme le pensent ceux qui considèrent que la vie sociale renforce l'égoïsme, de considérer que toute action des individus découle de la recherche étroite de son intérêt propre. On peut certainement penser à Spencer qui défendait un évolutionnisme social selon lequel la société ne serait que la résultante d'une lutte pour la vie au cours de laquelle seuls les plus adaptés devaient pouvoir parvenir à survivre socialement. Aussi, dans une telle perspective théorique on comprend que les comportements moraux ne soient pas nécessaires, ils pourraient ne pas être que la société continuerait à être car sa structure est avant tout liée à la concurrence des individus. On comprend donc cette métaphore de « l'ornement agréable » de la manière suivante : pour ceux qui défendent que la société est le résultats de comportements égoïstes, les comportements moraux sont contingents et n'ont qu'une valeur ornementale pour adoucir la dureté des relations sociales sans pour autant être nécessaire à ces relations sociales.
Mais, à être plus attentif au texte, on s'aperçoit que Durkheim donne à sa réflexion une dimension historique. Il semble dire que la morale a bien pu être nécessaire à un moment donné de la vie sociale mais qu'elle est maintenant « destinée » à devenir caduque. Il est vrai que certains auteurs, comme Rousseau, considèrent que la société déprave l'homme à mesure de son évolution et qu'en conséquence plus la société se complexifie et la dépendance des hommes s'accroît plus les hommes développent l'amour-propre et s'éloigne de l'amour de soi et de la pitié, sources de la morale. Il est vrai, par exemple, que l'on peut considérer que les premières société basées sur des relations accidentelles (pour reprendre la pensée de Rousseau), non nécessaires permettaient aux hommes d'agir les uns par rapport aux autres par pur goût d'être ensemble d'une part, ou par pur mouvement de l'altruisme naturel qu'est la pitié, non en raison d'une nécessité vitale. Inversement, dans les sociétés où les hommes sont interdépendants les uns des autres, leur cohabitation devient nécessaire et les motifs qui les poussent à être ensemble, à échanger, à se soutenir... sont, de fait, moins purs, moins désintéressés. Ainsi, Durkheim inscrit sa réflexion dans une dimension historique et s'attache donc à évaluer les implications du passage de la société d'un état antérieur, moins évolué, qui serait plus moral à un moment ultérieur, d'une société plus complexe, qui serait moins moral. Nous allons voir que Durkheim s'oppose catégoriquement à cette présentation de l'évolution des sociétés.
Durkheim s'oppose au contraire à ces thèses dans la mesure où il considère que la morale est consubstantiellement liée à la vie sociale et que loin que son développement la rende subalterne ou contingente, son développement ne la remet, au contraire, jamais en cause. Durkheim caractérise la « morale » de « base fondamentale » de la société. Cela peut apparaître comme un premier élément de définition de la morale dont on ne peut nier qu'il revêt un caractère très original dans l'histoire de la philosophie. On sait que, de manière générale, les philosophes définissent la morale par référence à un sens moral individuel (la conscience) ou bien à une faculté individuelle de se donner des lois (raison pratique). Bien sûr certains philosophes relativistes comme Montaigne ont pu dire que, d'une certaine manière, nos représentations morales sont dépendantes de la société dans laquelle nous avons été élevés. Mais, Durkheim va plus loin que ça dans la mesure où il donne à la morale une fonction essentielle dans la vie sociale, celle de « base fondamentale ». Il ne donne donc pas la morale à penser comme une réalité individuelle ou comme le résultat de préjugés sociaux contingents mais comme ayant une relation nécessaire au tout de la société et devant être analysée de cette manière, à travers sa fonction sociale. Néanmoins, ce que dit Durkheim n'est pas encore parfaitement déterminé puisque si la morale est une « base fondamentale » de la société, cela ne nous suffit pas à dire si la morale préexiste à la société à travers des sentiments innés et serait donc une fondation naturelle extérieure à la société sur laquelle la société prendrait appui ou bien si c'est une base que la société se donne à elle-même pour se solidifier. Une société solide prend l'aspect d'une société morale et s'exprime à travers l'intensité des relations morales que les individus entretiennent. De la même manière, la notion de morale ou de relation morale n'est pas encore bien déterminée, en quoi consiste-t-elle ? On sait déjà qu'elle ne consiste pas, comme chez Kant, en une réalité purement désintéressée et indépendante du contexte. Durkheim y insiste à nouveau par une question rhétorique : « comment […] pourrions-nous nous en passer ? ». Cette question rhétorique montre que le comportement moral n'est pas le résultat de l'adhésion libre d'une volonté bonne à des devoirs moraux universels, mais qu'il est le résultat d'une nécessité sociale. En montrant le caractère nécessaire du comportement moral, Durkheim affirme précisément le contraire de ce que disait Kant lorsqu'il affirmait qu'il n'y avait peut-être jamais eu d'acte vraiment moral tant il est vrai que la morale devait être détachée de tout intérêt et ne dépendre que d'une volonté parfaitement bonne agissant par pur devoir. Au contraire, Durkheim dit bien que c'est le contraire : on ne peut pas ne pas agir moralement et ce qui est introuvable c'est l'homme qui n'a jamais agi moralement. La morale n'est donc pas une sorte de supplément d'âme qui se déploierait en dehors du monde social et des rapports d'intérêt mais qui, au contraire, en est la base, la condition de possibilité pourrait-on dire. Comment s'exprime donc cette morale consubstantiellement liée à l'existence sociale ?
La société comme réunion d'individus liés fortement les uns aux autres, interdépendants, ne pourrait, par définition, exister si les hommes n'étaient qu'égoïstes et tournés vers eux-mêmes et la seule réalisation de leurs intérêts étroits. Il faut, au contraire, que les individus aient un lien positif, qu'ils « s'entendent ». La condition de cette entente est la capacité des individus à faire des « sacrifices mutuels » : c'est cette notion de « sacrifice mutuel » qui permettra de développer ou de préciser ce que Durkheim entend par la morale. Durkheim précise donc, très rapidement, le sens qu'il donne aux relations morales. Quelle est cette morale dont nous parlons et qui est si peu kantienne ? C'est une morale qui s'exprime à travers les « sacrifices mutuels » que les membres d'une société se font les uns par rapport aux autres. Durkheim ne fait donc ici pas référence à un quelconque sentiment subjectif et cela s'explique certainement par sa perspective sociologique : il n'est ni psychologue, ni philosophe moral, ça n'est pas d'abord les sentiments moraux qui l'intéressent mais les indices objectifs, les marques objectives des phénomènes qu'il décrit. La morale serait donc un phénomène dont un trait essentiel serait le sacrifice mutuel. Cela signifie que les individus, dans certaines situations ou dans toutes les situations, sont prêts à faire passer leur intérêt le plus direct (recherche du plaisir, du profit...) derrière celui d'autrui ou de la société. Cette capacité sacrificielle serait une condition de la réunion des hommes, une disposition que les individus devraient développer pour que la société se renforce. La capacité à se sacrifier semble, d'emblée, révéler la manière dont l'individu subordonne lui-même son intérêt à un intérêt plus grand que le sien, son existence à une existence plus grande que la sienne et dont il fait partie. C'est par ces sacrifices que les individus font exister la société en montrant que, de leur point de vue, existe une réalité collective plus importante qu'eux et dont ils sont les membres. On commence donc à comprendre en quoi la morale, entendue comme capacité à faire des sacrifices mutuels est bien la base de de la « vie sociale ». Les « sacrifices mutuels » sont, en quelque sorte, le ciment de « liens » « forts » et « durables », c'est-à-dire à la fois solides et pérenne. Ces deux propriétés du lien social sont importantes car, en effet, si un individu peut se passer d'un autre, c'est-à-dire si son lien est seulement fondé sur un plaisir passager et fragile, ce lien n'est en rien caractéristique d'une société. Pour que le lien soit constitutif d'un lien social, il doit bien être tel qu'un individu ne puisse s'en passer, et tel qu'il soit nécessaire pour l'individu de sorte qu'il devienne fort et durable, ceci se traduisant par une tendance de l'individu à se sacrifier à ceux dont son existence dépend. Est-ce à dire alors que ce lien n'est pas seulement l'expression d'une liaison horizontale entre des individus égaux (comme la relation qui peut exister entre amis ou entre des personnes qui font des contrats) mais d'une forme de dépendance de chacun vis-à-vis d'une sorte de réalité supérieure que serait la société, dépendance qui aurait elle-même des manières de se traduire phénomènes bien repérables ? Cela reviendrait donc à déplacer la question morale du rapport des individus entre eux au rapport d'inclusion des individus dans la société, une entité plus grande qu'eux dont leur vie dépend entièrement. Pour l'instant, nous ne pouvons pas trancher cette question mais la suite du texte donnera un certain nombre d'éléments pour la préciser.
Durkheim tire donc une conclusion générale des réflexions qu'il a menées jusque là : « toute société est une société morale ». Autrement dit, il n'existe aucune société qui ne soit sans morale, pas même les sociétés fondées sur l'économie de marché. Il refuserait l'idée que la morale ne caractérise que quelques sociétés ou un certain type de société comme les sociétés primitives basées sur des fraternités claniques, il considère, au contraire, qu'il n'y a aucune exception à cette conclusion car l'existence morale, comme nous l'avons montré, est consusbtantiellement liée à l'existence de la société, il ne saurait y avoir de société sans morale et inversement.
La morale est donc un des aspects essentiel de la vie sociale, il n'en est pas séparable et inversement la vie sociale n'est pas indépendante de l'existence d'une morale. Cette thèse est si vraie qu'elle permet à Durkheim, dans un second, temps de remettre en cause l'idée reçue selon laquelle les sociétés complexes, comme les sociétés d'économie de marché, seraient plus égoïstes que les sociétés primitives basées sur la fraternité clanique. Quelles sont les structures sociologiques qui peuvent expliquer que la vie morale soit plus forte encore dans les sociétés complexes que Durkheim appelle les sociétés organisées ? C'est à cette question que la deuxième partie s'attache.
lundi 8 novembre 2010
Texte de Wittgenstein - conférences sur l'éthique
Supposons que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise : « Vous jouez bien mal » et que je lui réponde : « Je sais que je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux », tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : « Ah bon, dans ce cas, tout va bien ». Mais supposez que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire : « Vous vous conduisez en goujat » et que je réponde : « Je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire », pourrait-il dire alors : « Ah bon, dans ce cas tout va bien » ? Certainement pas ; il dirait : « Eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire ». Là, vous avez un jugement de valeur absolu, alors que celui de l'exemple antérieur était un jugement relatif. Dans son essence, la différence entre ces deux types de jugements semble manifestement consister en ceci : tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits et peut par conséquent être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur. [...] Ce que je veux soutenir maintenant, bien que l'on puisse montrer que tout jugement de valeur relative se ramène à un simple énoncé de faits, c'est qu'aucun énoncé de faits ne peut être ou ne peut impliquer un jugement de valeur absolue.
Ludwig WITTGENSTEIN, Conférence sur l'Éthique
lundi 11 octobre 2010
Analyse comparée - exercice de "mise en perspective"
Analyse comparée :
Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes.
Un homme qui se nourrit de glands qu'il ramasse sous un chêne, ou de pommes qu'il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie certainement par-là. On ne saurait contester que ce dont il se nourrit, en cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses qu'il mange commencent à lui appartenir en propre? Lorsqu'il les digère, ou lorsqu'il les mange, ou lorsqu'il les cuit, ou lorsqu'il les porte chez lui, ou lorsqu'il les cueille? Il est visible qu'il n'y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu'il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n'y a mis; et pas ce moyen ils deviennent son bien particulier.
Locke, Traité du gouvernement civil, Chapitre V, §27-28.
Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété; car c'est de là que la première idée en doit naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; de deviens son garçon jardinier; en attendant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nunez Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cette joie en lui disant : cela vous appartient; et lui expliquant alors ce terme appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle! O douleur! Toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! Qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui m'a ravi mon bien? Qui m'a pris mes fèves? Ce jeune cœur se soulève; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume.
Etude comparée de deux textes sur la propriété : Locke et Rousseau
Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre 5, 1690.
Rousseau, L'Emile, Livre II, 1762.
Rousseau a lu Locke car il le cite à plusieurs reprises, la question est de savoir s'il le suit complètement ou non, l'étude du texte proposé nous permet de répondre en partie à cette question pour ce qui concerne la propriété.
Le traité du gouvernement civil a deux fonctions : (a) d'une part (le premier traité) réfuter les thèses de Filmer (Patriarcha) qui cherche l'origine du pouvoir des souverains dans l'hérédité des terrains depuis Adam. Dans le deuxième traité, il en est aussi question à travers la réfutation du pouvoir paternel; (b) d'autre part, de fonder une conception de la politique fondée non sur la subordination des hommes au propriétaire héréditaire d'un territoire, mais sur la garantie et la protection des droits individuels de propriété, c'est parce qu'il défend la propriété comprise au sens étendue de la vie, des droits et des biens que Locke que le pouvoir du souverain est légitimé (il intervient comme un tiers, un juge de paix).
L'Emile de Rousseau est un traité d'éducation mais non sous la forme habituelle que prennent ces traités mais sous la forme d'une série romancée d'expériences suivant l'ordre chronologique de la vie de l'élève Emile, narrée du point de vue du précepteur. C'est dans ce cadre qu'intervient la question de la propriété que l'on peut aussi rapporter aux théories politiques développées dans le Contrat Social.
Les deux textes proposées semblent extrêment proches et avoir des formulations presque identiques.
Pourtant, l'étude de la démarche globale des deux auteurs permet déjà de distinguer leurs points de vue :
(a) Locke conclut que le droit de propriété a un fondement naturel en partant de l'idée de communauté naturelle des biens, autrement dit sa démarche consiste à se demander comment on part d'une communauté négative des biens à une appropriation privative, il cherche en quelque sorte la cause morale et juridique de l'appropriation;
(b) inversement, ce qui intéresse Rousseau n'est pas le passage des biens de la communauté négative à l'appropriation privative, ce qui intéresse Rousseau dans ce texte c'est de trouver un fondement à l'idée de propriété c'est-à-dire au passage d'une relative neutralité d'Emile aux choses ou plutôt d'une relation simple d'usage du monde et des choses à un désir de ne pas voir certaines choses lui être enlevées, ie au désir de conservation des choses et au sentiment d'être lésé lorsqu'elles sont retirées sans raison (sentiment de l'injustice qui provient, pour Rousseau exclusivement de cette idée de propriété).
==> on voit donc l'importance de la démarche globale pour mettre en évidence le sens précis des thèses des auteurs. On peut traduire la chose en disant qu'il y a une différence de point de vue : Locke prend un point de vue objectif qui consiste à comprendre comment les choses passent d'un état à l'autre et quel est le fondement objectif de ce changement d'état juridique; alors que Rousseau prendre un point de vue subjectif qui consiste à chercher les raisons psychologiques qui poussent un individu à revendiquer la propriété des choses. On peut considérer :
(a) qu'il y a une certaine convergence puisque Rousseau comme Locke considèrent que la raison de l'appropriation objective ou subjective c'est le travail;
(b) pourtant, Locke prétend fonder l'existence, à l'état de nature, du droit de propriété alors que Rousseau prétend seulement donner un fondement à l'idée de la propriété et non au droit plein et entier; © c'est très important car les conséquences sont multiples, par exemple, Locke estime que l'on peut être propriétaire à l'état de nature et qu'un souverain juste est celui qui protège les droits de propriétés qui lui sont antérieures, il considère également qu'un propriétaire n'a pas à rendre compte de sa propriété puisqu'il ne la tient que de l'ordre naturel et de son travail et que, pour ainsi dire, l'appropriation est un fait privé qui ne suppose aucune ingérence de la puissance publique: Rousseau, inversement considère que le vrai droit de propriété n'existe qu'en conséquence d'un contrat avec les autres, contrat qui résultent du constat d'un partage de certaines finalités substantielles avec les autres, comme celle de pouvoir disposer des biens auxquels on tient à cause du soin qu'on y a porté et que, par conséquent, être maître de son bien suppose comme condition préalable un accord public sur les conditions qui rendent la propriété recevable ou légitime (cf. CS I,9).
Comment Locke s'y prend-t-il en détail pour mener à bien son projet d'explication du passage de la communauté négative des biens à leur appropriation privative :
(a) il affirme d'abord l'idée que l'homme aurait, à l'état de nature un droit sur lui-même, c'est ce que Macpherson a appelé l'individualisme possessif, si l'on regarde précisément le texte, il oppose cet état de l'homme propriétaire de lui-même à l'état des choses encore non appropriées ou communes négativement, autrement dit dans un univers de choses communes il existe toujours déjà au moins une chose privée par nature, c'est la propriété que l'homme a de lui-même et c'est sur la communication de cette propriété de soi, pour ainsi dire, par contagion que la démonstration de Locke va reposer. Inversement, Rousseau ne recours aucunement à l'idée d'un droit de propriété de la personne sur elle-même puisque c'est précisément l'idée de propriété encore inexistante dans l'esprit d'Emile qu'il cherche à faire jaillir. Rousseau parle bien de prise de possession et non de droit de propriété et il prétend que cette prise de possession est, par nature, plus respectable qu'une prise de possession par la force (cf. CS I,9)
(b) Par conséquent et subrepticement, on peut observer que Locke étend progressivement le domaine de la propriété de soi à la propriété de son corps et de son travail. Il faut souligner ce passage que Locke rend presque évident en rendant soi-corps-travail comme équivalents. Mieux encore, il passe de la propriété sur son travail à la propriété de la chose ouvrée, de l'effet du travail. Or, on pourrait bien argumenté que la matière n'a pas été faite par le travailleur, que le fruit ramassé n'a pas été fabriqué par l'agriculteur... et que par conséquent, le travailleur n'est pas propriétaire de l'intégralité de l'objet sur lequel il a travaillé mais seulement de la valeur qu'y a ajouté son travail en rendant le fruit disponible, en favorisant la pousse de l'arbre fruitier... mais Locke va plus loin que cela puisqu'il considère que la propriété est exclusive : « nul autre ne peut avoir aucune prétention », par conséquent, il ne considère pas seulement que le travailleur peut réclamer la valeur ajoutée mais qu'il peut interdire l'accès à la chose, en exclure autrui, ce qui là encore est un postulat étrange, mais encore une fois fondée sur la propriété de soi qui autorise d'exclure autrui de soi en lui interdisant toute atteinte à notre personne. Et bien ce droit exclusif sur notre personne fonde aussi un droit exclusif sur les biens auquel nous avons appliqué notre travail. Ainsi on passe bien de la peine et de l'industrie propre au travailleur au droit sur les choses auxquelles il a appliqué peine et industrie. Encore une fois, on pourrait voir une proximité avec Rousseau, sauf que Rousseau ne considère pas que la peine et l'industrie fondent un droit exclusif mais seulement une propension psychologique d'Emile à protéger son travail en empêchant quiconque de toucher à ce que son travail a rendu possible. Rousseau cherche donc les fondements de l'attachement psychologique des hommes aux choses et les trouve dans le travail. A regarder le texte de Rousseau de près, on s'aperçoit que le maître cherche à faire naître dans Emile par le biais d'affects comme le plaisir ou d'émotions comme la joie, l'idée d'un attachement profond d'Emile aux choses, l'idée de propriété n'est donc absolument pas innée ou naturelle mais acquise par l'entremise d'artifices par lesquelles Emile cesse d'user des choses sans s'y attacher mais finit par en éprouver un attachement véritable. C'est donc moins l'extension d'un avoir premier (d'une propriété de soi étendue à la propriété des choses) que l'extension de l'être d'Emile en dehors de soi sous forme d'un attachement aux choses auxquelles il s'est identifié par le travail : c'est sa personne toute entière qui a migré dans les choses par le travail en sorte que les choses deviennent un prolongement de sa personne comme son bras une sorte d'appendice artificiel de son corps : « je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa personne enfin; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. » Cette proposition qui est proche de celle de Locke n'a donc pas la même signification prise dans son co-texte puisque Locke examine le passage d'une chose de l'état de communauté à l'état de propriété alors que Rousseau examine le passage d'Emile de l'état non-attaché aux choses dont il use à l'état attaché aux choses dont il use ce qui ne fonde en rien un droit mais seulement une prétention au droit : « Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie. »
nb : une petite étrangeté, Locke ajoute un codicille : « surtout s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes. » que l'on ne comprend pas trop puisque manifestement on peut s'approprier les choses sans s'en référer aux autres. Est-ce à dire qu'il existe des règles morales censées restreindre l'appropriation et qui prendraient en considération des prémisses intersubjectives et pas seulement des prémisses individualistes?
(c) pour parfaire sa démonstration, Locke prend de multiples exemples triviaux pour rendre d'autant plus naturelle et évidente sa thèse. Ainsi, ces exemples sont plus qu'une illustrations, ils sont sélectionnés pour leur efficacité argumentative. On peut d'ailleurs s'étonner que Locke se contentent de cas simples (ramassage de glands) alors que la société de son époque connaît des types d'appropriation dérivés plus élaborés par l'échange contractuel, par le contrat de louage et que les processus de production implique l'appropriation par un autre du travail collectif d'un groupe. Le côté champêtre et simpliste facilite, il me semble un assentiment beaucoup plus difficile à obtenir sur des cas plus complexes et actuels. La forme impersonnelle renforce le tour un peu rhétorique de l'exemple : « on ne saurait contester ».... Sur la base de ces exemples, Locke confirme son hypothèse de départ : la cause qui fait passer les choses de l'état de communauté à l'état de propriété n'est pas dans leur consommation qui rend les choses assimilées physiquement et impropre à la consommation d'autrui, elle n'est pas non plus dans le lieu (si elles sont chez quelqu'un elles sont alors réputées lui appartenir), elle n'est pas non plus dans la transformation (par la cuisson, une fois que la personne en aurait fait ce qu'il veut, les choses seraient à lui), elle est en revanche, dans le seul travail qui sépare les fruits du fonds commun. Ainsi, ce dernier passage a une valeur explicatif : il explique pourquoi le travail est la cause adéquate qui fonde le changement d'état des choses. On a déjà vu que le travail étant mien, les choses travaillées sont miennes, Locke explique maintenant pourquoi les choses sont exclues de la communauté : c'est précisément parce que le travail qui est mien les en sépare, il y a donc une cause qui est mienne, qui les marque et me les rends propre. Cette image qui travaille en sous-main d'une nature comme un arbre dont on cueillerait les fruits par le travail est simpliste car on peut se demander si l'on ne sépare jamais une chose de la nature comme on sépare un fruit d'un arbre, qu'est-ce que c'est que séparer une chose : déplacer un rocher d'un mètre le rend-t-il mien? J'y ai pourtant mis mon travail, mais je ne l'ai pas sorti de la nature, je ne l'ai pas arraché au fonds commun. A partir de quand peut-on estimer que mon travail a arraché une chose au fonds commun pour me la rendre propre? Encore une fois l'exemple la cueillette est extrêmement simplifiant et trompeur. En revanche, Rousseau par l'intervention d'un événement perturbateur, à savoir le fait que Robert est venu détruire le champ de fèves d'Emile, ne montre qu'une chose : c'est qu'Emile s'est attaché aux choses qu'il a travaillées, qu'il est prêt à les revendiquer si on y porte atteinte, bref, que ces choses sont, pour lui, siennes et absolument pas communes. Mais, comme l'anecdote le montre cette prétention d'Emile est bien impuissante s'il n'y a pas de contrat avec les autres par lequel les uns et les autres mettent leur volonté de ne pas attenter à la propriété des autres (à condition qu'elle reçoivent certaines conditions qui la rendent acceptable à tous) au diapason. Bref, Locke a tort : le sentiment d'appropriation lié au travail, n'est pas une appropriation positive au sens juridique, on ne peut donc être propriétaire d'une chose tout seul, mais seulement par la médiation d'un accord avec les autres seul à même d'investir l'individu d'un droit de propriété.
Texte de Rousseau
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), première partie, ed. Bachofen, Paris, GF, 2008, p.78
Texte de Rousseau – correction tableau
séquence 1 :
paraphrase : Rousseau considère les animaux comme des mécanismes qui n'ont pas besoin d'intervention extérieure pour être remontés et réparés, ce sont donc des mécanismes automobiles.
Concepts, notions, expressions : un animal est un être vivant capable de percevoir et de se déplacer lui-même ; une machine est un mécanisme artificiel conçu par un homme et constituée de rouages extérieurs les uns aux autres ; la nature peut être prise en plusieurs sens, soit elle désigne ce qui se fait spontanément, soit elle désigne l'ensemble des objets du monde que l'homme n'a pas faits, soit elle désigne l'ordre de l'univers, c'est en ce dernier sens que Rousseau parle de nature bien qu'il personnifie et donne une intention à ce qui n'en a pas.
Fonction logique : cette séquence précède logiquement celle où Rousseau évoquera le cas de l'homme. L'animal est le cas générique, Rousseau ne semble pas dire que l'homme n'est pas un animal mais un animal spécifique ; c'est pourquoi, il commence par évoquer ce qu'il en est de tout animal pour mieux saisir la spécificité de l'homme. Ce passage se présente comme une définition paradoxale des animaux : définition parce que Rousseau statue sur ce qui caractérise essentiellement l'entité animale (a) le fait d'être un mécanisme, (b) capable de se remonter soi-même donc automobile, (c) capable de se défendre et de se réparer (cicatrisation...). On pourrait se demander si Rousseau n'introduit pas une analogie entre la machine et la vie pourtant Rousseau, dans ce texte, ne dit pas le vivant est comme une machine mais qu'il est une machine, seulement les spécificités de cette machine l'éloignent d'un mécanisme artificiel.
Enjeux, mise en perspective, discussion : ce que dit Rousseau est paradoxal puisqu'on a coutume d'opposer le vivant qui est naturel et le mécanique qui est artificiel, les parties d'un être vivant ont un lien interne entre elles alors que les parties du mécanismes ont un lien externe. Proche du mécanicisme de Hobbes et de l'idée du conatus. Introduit les spécificités de la machine animal par rapport aux machines artificielles, la personnification de la nature qui devient artisan permet de penser l'animal comme mécanisme. Pour Aristote, les êtres naturels ont en eux-mêmes leur principe de mouvement, une machine, en principe n'a pas en elle-même son principe de mouvement, sauf la machine animal qui est bien spécifique. Il aurait donc du dire que le vivant n'est pas une machine que cela apporte-t-il ? Bichat disait que le vivant c'est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, Rousseau parle d'une machine capable de se garantir contre ce qui tend à la détruire. Le modèle mécaniste donne un point de vue intéressant sur le vivant permettant peut être de mieux l'approcher. On peut s'interroger sur l'authenticité de l'assimilation de l'animal à la machine dans la mesure où il s'agit là d'une machine sans autre artisan que la nature qui est, en réalité, son propre artisan avec sa propre force, son propre principe de vie. La notion de mécanisme permet aussi de rendre compte de l'instinct comme la conséquence réglée d'un principe mécanique.
Dernière colonne : cicatrisation, conatus : effort pour perseverer dans sont être, instinct de survie, alimentation : l'animal n'a en effet pas besoin d'être remonté, il n'est pas non plus une machine construite artificiellement mais a une capacité de vivre indépendante de toute intervention extérieure. Aristote, Spinoza, Hobbes...
deuxième séquence :
paraphrase : l'homme, bien qu'il soit également une machine capable de se remonter donc un animal, a néanmoins une spécificité par rapport aux autres animaux.
Concepts, notions, expressions : homme, un homme est soit un animal spécifique doué de raison, soit autre chose qu'un animal, Rousseau garde l'idée que l'homme est un animal spécifique mais sa différence par rapport aux autres animaux n'est pas la raison mais la liberté ; « les mêmes.... avec cette différence » : différenciation spécifique et non différenciation générique ; agent libre : la liberté peut être prise en plusieurs sens, soit elle est liée à la volonté comme faculté de choisir, soit elle est liée à la capacité d'action et désigne l'ensemble des options de choix possibles, ici Rousseau emploie le terme liberté au sens métaphysique et non physique comme faculté de choisir sans être déterminé par autre chose que par soi.
Logique : cette séquence s'inscrit par rapport à la précédente comme un effort de spécification de l'homme à partir du cas général de l'animal. On dit que Rousseau établit une différence spécifique et non générique : l'homme n'est pas un autre genre que l'animal mais appartient au genre animal. On voit bien, par ailleurs, que la définition de l'animal n'était pas, pour Rousseau, une fin en soi mais un détour pour définir l'homme par identification et différence. La phrase elle-même est structurée autour de cette différenciation : j'aperçois les mêmes choses... avec cette différence. On va voir que contrairement aux apparences, cette différence n'est pas minime.
Originalité, enjeux, mise en perspective : Rousseau aurait pu considérer que l'homme n'est pas un animal, comme Descartes l'a fait dans la suite de la tradition chrétienne pour qui l'homme étant doué d'une âme spirituelle n'est pas un animal du tout car il y a plus qu'une différence spécifique entre l'homme et l'animal mais une différence de nature. Rousseau se situe plus proche d'Aristote mais au lieu de dire que l'homme est un animal doué de raison (logon echon) et sociable (politikon), il considère que la spécificité de l'homme n'est ni la rationalité, ni la sociabilité mais la liberté. Pourquoi ? Ne peut-on pas considérer que les animaux sont libres, en quel sens ? Ne peut-on pas considérer que l'homme n'est pas libre, ne pourrait-on pas considérer que l'homme est aussi un automate qui a simplement conscience de ses désirs ce qui lui donne l'impression qu'il en est l'origine (cf. Spinoza) ?
Tout va donc se passer comme si ce qui fait l'humanité est moins sa rationalité ou son caractère spéculatif, qu'au contraire son action, sa capacité à déterminer sa propre action, à la mettre en question et à l'orienter au mieux dans l'optique de la vie bonne. Tout se passe donc comme si la définition de Rousseau n'était pas neutre et faisait de l'homme avant tout un être capable de moral avant d'être un être capable de connaissance. La question du bien et du mal pourrait donc devenir le centre d'une telle anthropologie et non la question du vrai et du faux.
Sixième colonne : bien faire attention au fait que Rousseau introduit la notion d'agent par opposition à l'animal qui est agi ; c'est pourquoi, l'animal n'agit pas au sens propre mais son comportement est dicté par la nature, alors que l'homme agit parce qu'il détermine lui-même son comportement : « l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre ».
Troisième séquence :
paraphrase : les animaux qui agissent par instinct suivent toujours une règle naturelle dans leur comportement inversement les hommes qui agissent selon leurs propres décisions peuvent ne pas faire ce qui serait bon pour eux selon l'ordre naturel des choses.
Concepts, notions, expressions : l'instinct peut se prendre en plusieurs sens, en un sens faible, il désigne les pulsions ou les tendances (tendance à se conserver, à chercher son plaisir, à défendre sa progéniture), c'est en ce sens que Rousseau utilise le terme instinct quand il dit que l'homme est doté d'amour de soi et de pitié ; instinct peut aussi se prendre en un sens plus fort et signifie alors ensemble de règles qui à chaque situation fait correspondre une réponse ou un type de comportement adapté ou réglé. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut remarquer qu'un chien a un instinct c'est qu'il agi selon des schémas identiques qui peuvent ne pas être adaptés dans une maison alors qu'ils le sont dans la nature. Acte, peut être rapproché de agent et renvoie non pas seulement aux « opérations » mais aux comportements qui ont été voulus par l'agent, c'est-à-dire dont un sujet est la cause qu'il a des raisons d'avoir fait. Prescrire c'est ordonner, imposer. La règle renvoie à aux impératifs généraux qui dictent les types de comportements à avoir dans certains types de situation, au contraire, est déréglé celui qui agit différemment dans le même type de situation.
Logique : ce passage vient préciser le précédent en introduisant la notion d'instinct d'un côté et celui de règle naturel opposée à la notion de liberté. Ce jeu d'opposition interne entre l'homme et les autres animaux permet encore de mieux approcher la spécificité humaine.
originalité, mise en perspective, enjeux : Rousseau semble donc affirmer que la différence spécifique entre l'homme et les autres animaux est liée au fait que l'homme est un animal sans règles naturelles. La liberté serait alors définie négativement comme absence de règles naturelles, nécessité de se donner ses propres règles. De ce point de vue, on peut se demander si l'homme n'est pas aussi doté d'instincts ?
Enjeux : le fait, pour l'homme de ne pas voir son comportement dicté par la nature, n'a-t-il pas des conséquences du point de vue de l'évolution de l'homme : l'homme n'évolue pas il a une histoire qui varie en fonction des règles de conduites qu'il se donne (traditions...) ? Alors que l'animal est aujourd'hui ce qu'il sera pour toujours, l'homme change et remet sans cesse en cause ses principes de vie.
Sixième colonne : On peut se demander en ce sens si l'homme n'est pas un animal déréglé, qui n'a pas naturellement de règles de conduite et omet souvent de s'en donner.
.... to be continued...
Texte de Nietzsche
Le criminel qui connaît tout l'enchaînement des circonstances ne considère pas, comme son juge et son censeur, que son acte est en dehors de l'ordre et de la compréhension : sa peine cependant lui est mesurée exactement selon le degré d'étonnement qui s'empare de ceux-ci, en voyant cette chose incompréhensible pour eux, l'acte du criminel. – Lorsque le défenseur d'un criminel connaît suffisamment le cas et sa genèse, les circonstances atténuantes qu'il présentera, les unes après les autres, finiront nécessairement par effacer toute la faute. Ou, pour l'exprimer plus exactement encore : le défenseur atténuera degré par degré cet étonnement qui veut condamner et attribuer la peine, il finira même par le supprimer complètement, en forçant tous les auditeurs honnêtes à s'avouer dans leur for intérieur : "Il lui fallut agir de la façon dont il a agi ; en punissant, nous punirions l'éternelle nécessité." – Mesurer le degré de la peine selon le degré de connaissance que l'on a ou peut avoir de l'histoire du crime, – n'est-ce pas contraire à toute équité ?
NIETZSCHE
Texte de Nietzsche, Extrait du Voyageur et son ombre §24
Il s'agit d'un extrait du voyageur et son ombre qui constitue la quatrième partie d'Humain trop humain (publié à la fin des années 1870). C'est un ouvrage structuré sous forme d'aphorismes et dont il est par conséquent difficile de restituer la structure. Le thème général est une critique des concepts métaphysiques qui sous-tendent les concepts pratiques et théoriques de la vie humaine comme celui de libre-arbitre qui est nécessaire pour donner un fondement à celui de responsabilité. En ce sens la métaphysique constitue comme l'ombre portée de la vie humaine, une doublure projeté et sans consistance mais qui nous sert de repère. Ce texte s'inscrit précisément dans un passage où il est question du libre-arbitre. Cette mise en situation permet de comprendre le statut de ce passage qui tend à montrer la vanité et la versatilité de ces concepts fondateurs de la morale pourtant placés en quelque sorte hors du temps par ceux qui veulent donner une assise à la morale.
Ainsi, là où Descartes considère que l'homme, par la possession d'une volonté infinie, est détenteur d'un libre-arbitre qui le rend cause de ses actions, seule cause d'avoir choisi le mal au moment même où il savait où était le bien, Nietzsche estime au contraire que toute action est, en quelque sorte déterminée par l'histoire de l'agent. Les futurs, en ce sens ne sont pas contingents, mais nécessaires : pour celui qui connaît l'enchaînement des causes, il ne peut pas ne pas être que tel acte advienne plutôt qu'il n'advienne pas. Si l'agent est seule cause du fait d'avoir choisi plutôt que cela, son action lui est imputable et il doit en répondre, au contraire, si, comme le pense Nietzsche, l'action n'est que l'effet d'un enchaînement nécessaire de cause alors le libre-arbitre n'est qu'une illusion commode et en conséquence qui est injuste : le criminel qui n'a pas pu faire autre chose que ce qu'il a fait ou le juge qui use d'un simulacre pour imputer un acte à un agent un acte qui ne relève que de l'aveugle nécessité? Ce faisant, Nietzsche retourne le point de vue habituel : la faute ne serait pas dans le criminel mais dans le jury qui juge sans connaissance mais en fonction d'une réaction irrationnelle et pleine de présupposés infondés. Ils sont comme prisonnier de l'affect que produit en eux l'idée du crime et son tout aussi nécessairement déterminés dans leur décision qu'ils pensent libre que le criminel dans son crime. Ce retournement du point de vue habituel est en même temps retournement de la métaphysique, de l'arrière-monde dans lequel nous évoluons et nous jugeons sans même en avoir conscience. La justice humaine est-elle fondée sur la connaissance ou plutôt sur un aveuglement fondamental, sur une construction artificielle et illusoire de la culpabilité?
D'une certaine manière Nietzsche ne tend-t-il pas à la fois à rejoindre Spinoza en niant la modalité du possible qui donne sens à la possibilité du choix et en affirmant l'universelle nécessité? Mais, en même temps, ne s'agit-il pas d'une confusion entre le régime de l'être et du devoir-être. L'universalité du nécessaire rend-t-elle vaine toute idée de devoir-être? Ainsi on peut se demander si Nietzsche ne confond pas expliquer, comprendre et excuser. Ne peut-on pas envisager une responsabilité sans libre-arbitre, une telle idée semble pourtant extrêmement paradoxale?
Dans sa démarche, Nietzsche s'efforce de progresser vers une conclusion extrêmement paradoxale : à savoir l'affirmation du fait que justice et connaissance sont anti-thétiques, il s'attache donc dans tout le texte à montrer que la justice est en fait le résultat d'un processus irrationnel qui non seulement s'accommode de l'ignorance mais même la requiert. Dans un premier temps, il prend le point de vue du criminel qui conçoit son acte comme nécessaire puisqu'il a vécu de l'intérieur le caractère irrésistible de son avènement. Le deuxième passage est lié au premier par un changement de perspective qui nous déplace progressivement vers le jury, à savoir le point de vue de l'avocat qui défend le criminel, cette étape montre précisément que la connaissance est du côté du coupable et l'ignorance aveugle du côté du jury. C'est pourquoi, la conclusion est immanquable : l'ignorance est la condition de l'existence d'une justice.
mercredi 22 septembre 2010
Méthodologie du commentaire - version intégrale - chaque aspect sera étudié progressivement
Méthodologie du commentaire de texte philosophique
Principes essentiels
a- Le commentaire est un exercice technique d'interprétation, d'analyse, de compréhension et d'explication de l'argumentaire développé par un auteur dans un texte donné.
Le commentaire n'est pas à proprement parler ni prioritairement un exercice d'érudition ni d'histoire de la philosophie. Il faut se garder de toute lecture transcendante et faire une lecture immanente.
Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas utiliser ses connaissances et mettre le texte en rapport avec d'autres textes ou arguments mais (a) le commentaire ne se limite pas à cela, (b) toutes références annexes doivent exclusivement être utilisées pour mettre le sens du texte étudié en valeur et non gratuitement.
Le commentaire consiste massivement en l'acquisition d'un savoir-faire (il faut s'entraîner) et de compétences intellectuelles permettant de bien mettre en œuvre ce savoir-faire.
Les connaissances philosophiques sont utiles mais aucune n'est indispensable. Il ne s'agit pas non plus d'utiliser ses connaissances pour cacher une mécompréhension du texte ou une faiblesse de l'interprétation. Si vous avez des connaissances sur l'auteur utilisez-les à bon escient et non comme un moyen de tirer du texte les idées générales de l'auteur que vous connaissez par ailleurs qui peut-être ne s'y trouvent pas.
La seule lecture du texte doit vous conduire aux idées générales qui s'y trouvent éventuellement défendues et développées, votre connaissance de l'auteur permet ensuite de corroborer votre interprétation et de construire, des rapports avec le reste de son œuvre (dans que cela ne devienne central mais toujours pour éclairer le sens du texte étudié), elle ne permet en rien de faciliter ou de servir d'entrée à l'interprétation.
==> ce qui prime est donc l'analyse conscience du texte et seulement du texte.
b- Quelles compétences ?
1- le commentaire est d'abord un exercice de lecture attentif et d'analyse (attention au détail par de lecture superficielle).
ce qui prime c'est la lecture du texte dans le détail, on n'a jamais compris un texte avant d'avoir bien lu tous les détails, chaque partie précisément et avec attention. Ne rien exclure et s'efforcer d'inclure tous les détails y compris ceux qui vous semblent les plus difficiles.
C'est un exercice d'analyse, c'est-à-dire un exercice qui s'efforce de dégager tous les aspects du texte en profondeur et toutes ses parties et articulations de surface. C'est une anatomie.
Les questions que l'on doit se poser : est-ce que je parle toujours du texte rien que du texte (si oui de quelle partie exactement ? Citez! Évitez les effets « tunnel ») ? Est-ce que je n'ai pas sauté un passage du texte ? Est-ce que j'ai rendu compte de tous les sens et les fonctions de tous les passages que je commente ?
2- le commentaire est un exercice de compréhension et d'interprétation.
il faut que vous soyez capables non pas seulement de traduire ou de paraphraser mais de toujours ramener les parties du texte à un même problème et une même thèse qui parcourent le texte et constituent son unité de sens.
Il faut que vous soyez capables de mettre en perspective en ressituant la thèse parmi toutes les autres et en ramenant le texte à des enjeux/intérêts philosophiques plus généraux. Un texte bien compris n'est pas un texte que vous êtes condamnés à répéter servilement.
Les questions que l'on doit se poser : où l'auteur veut-il en venir ? Quel est l'intérêt de ce qu'il dit ? En quoi est-ce original et intéressant/pertinent ?
3- le commentaire est un exercice d'explication, d'explicitation et d'objectivation.
il faut que vous soyez capables de justifier pourquoi l'auteur affirme une chose plutôt qu'une autre, en quoi cela se justifie dans le texte et de manière générale.
Il faut que vous soyez capables de comprendre de quoi il est question et par exemple de vous demander à quel objet du monde renvoie le texte (objectivation, utilisation d'exemples).
Questions à se poser : pourquoi l'auteur dit-il cela plutôt qu'autre chose ? Quel est le rapport avec ce qu'il a dit auparavant (en quoi ce qu'il dit s'explique par ce qu'il a dit auparavant et ce qu'il dira ensuite?) ?
4- le commentaire est aussi un travail de rédaction et de rigueur
attention à la correction de la langue
attention à utiliser un mot toujours de manière défini et avec un sens stable
attention à la cohérence et à la clarté
attention à la construction du propos.
Méthodologie du commentaire
a- Lecture du texte
comprendre le texte :
on lit plusieurs fois le texte en faisant des repérages : concepts importants, liens logiques (opposition, conséquence, causalité, illustration...), en notant les idées qui nous viennent. Ne pas hésiter à utiliser le texte imprimé comme un matériau brut et à inscrire spontanément les idées qui viennent et à jalonner le texte de ce qui vous y semble significatif. Il ne faut pas laisser le texte extérieur mais l'habiter progressivement par une lecture active. Faire attention toujours à la forme et au fond et la manière dont ils fonctionnent ensemble, la forme est un moyen de rendre convaincante une thèse. Les premières lectures sont donc décisives parce qu'elles permettent de mettre votre esprit en route et au diapason du texte, de construire une accroche et une familiarité avec le texte, de commencer à introduire des nuances, des contrastes, du sens et du mouvement dans le texte. Cette première étape est importante, efforcez-vous de ne penser à ce moment-là à rien d'autre qu'au texte qui vous est donné sans arrière-pensée comme l'expression brute et nue d'une pensée.
Le deuxième moment décisif est de trouver l'idée générale dont il est question et qui donne son unité d'objet au texte. Bref, il s'agit de déterminer le thème : de quoi est-il question ? Ce thème ne doit pas être trop général et doit être suffisamment précis pour rendre compte exactement de ce dont il est question dans le texte sans pour autant être trop précis et donc ne pas rendre compte de l'intégralité du texte.
Le troisième moment doit vous rendre attentif au problème que l'auteur pose en relation au thème. Toute réflexion philosophique est une réponse à un problème. La manière la plus aisée de rendre compte du problème est de considérer qu'il formule une tension entre deux thèses concurrentes liées au thème qui structure le texte. Il faut pouvoir considérer que tout le texte est une réponse à ce problème.
Il faut aussi considérer ce que dit l'auteur au sujet du thème : que dit-il, quelle option prend-t-il, quelle idée défend-t-il sur ce dont il parle ? C'est la thèse. La thèse est également la réponse à la problématique qui structure le texte. Les trois premiers moments de la lecture permettent de donner au texte son unité de sens et de rendre compte de votre compréhension globale de ce qui se joue dans le texte.
analyser le texte :
Pour analyser le texte, à proprement parler, il y a plusieurs choses à dégager et que l'on peut regrouper dans un tableau pour éviter d'en omettre. Lorsque l'on fait le tableau on n'oublie jamais qu'il s'agit toujours pour l'auteur de répondre au problème qu'il s'est donné, l'analyse ne doit donc pas donner un « écorché » brut du texte mais toujours rapporter sa dissection à ce que l'auteur veut faire.
Toute la lecture doit donc vous permettre de (a) comprendre la solution, c'est-à-dire de saisir : les moyens employés précisément dans le texte pour répondre au problème et soutenir la thèse, (b) d'examiner la valeur de la solution, sa pertinence, son caractère convaincant ou non à l'aune des autres solutions possible au même problème, de l'option que vous auriez vous même défendue, (c) de montrer l'originalité, les forces et les faiblesses de la solution proposée par l'auteur, (d) d'ordonner tout cela en suivant l'ordre du texte sans pour autant répéter ou paraphraser le texte.
Analyse des notions : analyser les notions mentionnées dans l’intitulé, prises séparément. Il ne s’agit pas de se jeter sur la première définition intuitive qui vient à l’esprit mais de construire rigoureusement une définition philosophique.Quelques remarques :
Une bonne définition est une définition qui englobe tous les objets qui sont désignés par la notion considérée et aucun objet qu’elle ne désigne pas. Il faut donc tester la définition élaborée avec des exemples : faire une liste d’objets variés désignés par la notion mais aussi d’objets proches qui ne le sont pas, puis se demander dans chaque cas si la définition permet de tracer une frontière nette entre les uns et les autres.
Il faut commencer par rédiger une définition, puis la relire, la corriger, la modifier jusqu’à atteindre la plus grande précision possible. Il faut définir la notion par rapport aux notions opposées, et par rapport aux notions les plus proches. Quelle est la spécificité de la notion considérée par rapport à la ou les notions contraires, par rapport aux notions voisines ?
(Il faut donc également définir ces autres notions).
Faire attention à considérer tous les sens de la notion, ne pas faire disparaître la pluralité des significations possibles (même si certaines seront abandonnées plus tard, car non pertinentes).
Analyse de la structure argumentative : il s'agit de savoir comment le texte progresse d'un point de départ vers une solution. Il faut d'abord dégager le plan du texte, c'est-à-dire le découper selon les parties qui le structurent réellement (ces parties ne doivent pas être artificielles, l'auteur suit un plan et c'est ce qu'il s'agit de mettre en évidence). Il faut ensuite dégager les séquences de chacune des parties, la manière dont elles participent à l'argumentaire (exemple ?, formulation d'une thèse ?, formulation d'une contradiction ?, élément d'une déduction ?, élément d'un argument par l'absurde ?, d'un argument rhétorique...?). Il faut donc démonter ou décomposer le texte puis le remonter ou le recomposer, c'est-à-dire comprendre comment il « marche », progresse, avance vers une solution.
Il faut donc être attentif aux connecteurs logiques, aux inflexions de la pensée, à la manière dont elle se compose. Il faut toujours se demander ce qui motive le passage d'une séquence à l'autre, où veut en venir l'auteur en en passant par les étapes qu'il met en place. On peut donner des titres à chacune des séquences si cela permet d'avoir une vue plus synthétique de la démarche.
Évaluation de la démarche de l'auteur. Au fur et à mesure du texte, vous ne devez pas hésiter à confronter les idées de l'auteur avec celles d'autres auteurs sur la même question ou même avec les vôtres. Il faut donc à la fois bien comprendre le sens précis, l'originalité et l'intérêt du texte en le mettant en question, en prenant du champ (évitant d'y être englué), mais aussi d'évaluer la solution et la démarche de l'auteur (a-t-il de bonnes raisons de dire ce qu'il dit ? N'aurait-il pas pu affirmer autre chose ? Son argumentation est-elle convaincante et bien construite ? Bref, on doit toujours demander si ce que dit l'auteur « tient la route » est vrai, est solide, s'il n'aurait pas pu défendre une thèse plus solide.
Nb: cette étape doit être faite avec circonspection et vise à prendre du recul pour mieux comprendre et expliquer le texte, il ne s'agit en rien de « démonter » un texte, au contraire, on doit toujours être guidé par une générosité intellectuelle qui nous commande de considérer l'auteur sinon comme « infaillible », du moins comme source d'un enseignement solide.
structurer et mettre en forme l'analyse :
Je vous propose de faire un tableau de lecture ou quelque-chose d'approchant qui peut comporter six colonnes :
(a) l'une permet de numéroter les séquences logiques (qui ne correspondent pas forcément aux parties dans la mesure où une partie d'un raisonnement logique peut être composée de plusieurs séquences),
(b) l'autre colonne permet de faire une paraphrase une 'traduction' sommaire de la séquence vous permettant d'être certain que vous l'avez bien comprise d'une part et de savoir aller au-delà de cette paraphrase,
(c) la troisième colonne vous permet de relever les concepts, notions, expressions importantes et d'en proposer une définition ou une explicitation qui correspond à celle que l'auteur semble utiliser ainsi que d'autres définitions si vous en connaissez d'autres cela vous permettant de mieux comprendre le sens particulier dans lequel l'auteur prend des notions,
(d) la quatrième colonne vous permet de mettre en évidence la fonction logique de la séquence, son lien avec les précédentes et les suivantes, la manière dont elle fait progresser la problématique,
(e) la cinquième colonne vous permettra de mentionner les enjeux et mises en perspective éventuelles (lien avec des intérêts philosophiques généraux, positionnement de l'auteur par rapport à d'autres thèses sur la même question, mise en dialogue avec ce qui peut être dit sur la même question mais que l'auteur ne dit pas),
(f) la dernière colonne vous permet d'introduire des exemples, des références, des réflexions que vous n'aurez pas pu introduire dans les cinq autres colonnes.
à rédiger au brouillon :
le plan général : globalement, le plan de votre commentaire suit celui du texte. Il a autant de parties que le texte en contient et autant de sous-parties qu'il y a de séquences argumentatives. Il faut donc reproduire l'ensemble ordonné et structuré de l'argumentaire à l'œuvre dans le texte. Tout cela doit être parfaitement ordonné et construit.
Vous devez également soigner la construction de chaque partie en suivant encore, autant que possible, l'ordre de l'argumentaire de l'auteur.
Pensez que chaque paragraphe doit lui-même être construit : il doit avoir une introduction soit sous forme d'une question soit sous la forme d'une affirmation qui formule rapidement ce qui se joue dans telle ou telle séquence, son lien avec la précédente. Il doit avoir un développement où sont explicités la fonction du passage dans l'argumentation, le sens des notions en jeu, la signification, ce dont parle l'auteur (en faisant éventuellement intervenir un exemple s'il peut éclairer le propos), l'originalité de ce que dit l'auteur, les limites apparentes de ce qu'il écrit, la raison d'être de sa thèse et son apport à la problématique ou à la réflexion philosophique plus générale. Enfin, il doit présenter une conclusion rapide qui ressaisit l'essentiel. Le paragraphe doit donc être construit selon un mouvement qui commence par
(a) énoncer l'unité de sens d'une séquence,
(b) ensuite par l'explicitation de sa signification,
(c) puis par un retour analytique au texte qui doit être cité,
(d) puis par une capacité à prendre du champ par rapport au texte et à lui donner du relief (éventuellement en utilisant des références, un exemple ou encore en rapportant ce qui est dit à des enjeux généraux),
(e) enfin par une conclusion.
L'introduction : l'introduction doit être rédigée consciencieusement en prenant le plus garde possible à la formulation, à la correction et à la clarté car c'est là que s'évalue (a) votre compréhension synthétique du texte, (b) la pertinence de votre interprétation, (c) la clarté et la solidité de votre propos.
l'introduction des parties et les transitions afin d'avoir l'ossature de votre devoir déjà bien établie. L'introduction et les transitions sont très importantes parce qu'elles mettent en évidence les mouvements et structures logique de votre commentaire qui doivent être le reflet de ceux du texte. Donc c'est à soigner et cela doit être le plus clair et le moins artificiel possible.
Rédaction
principes rédactionnels généraux :
Utilisez bien votre brouillon qu'il ne s'agit pas de recopier : votre brouillon est un squelette, un ordonnancement qui donne des pistes à développer et une structure, il n'est pas l'intégralité de votre devoir sinon vous perdriez trop de temps sans intérêt, la rédaction est un travail spécifique de formulation, de reformulation, de développement et d'expression claire, ça n'est pas un « recopiage ».
Rédiger le développement linéairement pour favoriser la continuité de votre propos.
Efforcez vous de relire régulièrement ce que vous avez écrit (à la fin de chaque sous-partie par exemple pour ressaisir et corriger les éventuels défauts de cohérence, les éventuelles digressions gratuites, les fautes d'orthographes et de français, les passages manquant de clarté... ; puis à la fin de chaque partie et à la fin du devoir : ces séquences de relecture facilitent le travail final de relecture tout en le rendant plus efficace).
attention toujours à la correction de la langue, à la cohérence, à la clarté de la construction et de l'expression, tout cela doit être attentivement pesé lors de la rédaction.
Pensez aussi à la clarté matérielle : la présentation, la propreté, les sauts de ligne... autant qu'à la clarté et à la correction de l'expression.
Rédaction de l'introduction :
Voici la manière la plus « naturelle » d'écrire une introduction, il ne faut pas violenter la logique naturelle mais la suivre. On propose parfois d'énoncer la thèse avant la problématique mais cette démarche, possible, me semble moins spontanée.
entrée en matière :l'entrée en matière vise à amener la thématique abordée par le texte. Il s'agit d'une « politesse » rhétorique visant à éviter d'entrer dans le sujet in medias res mais de montrer en quoi ce dont traite le texte ne vient pas de nulle part mais renvoie à de réelles questions.
Thème : énoncez le thème avec précision et rigueur (il ne doit être ni trop général, ni trop précis). Définissez la notion importante et évoquez le domaine de pertinence de la thématique parmi les grands champs de la réflexion philosophique.
Problématique : formulez le problème sous la forme d'une alternative. C'est le problème qui est censé être tout le moteur théorique de la réflexion, ne le négligez pas !
Thèse : la thèse propose une réponse au problème. Elle doit être formulée de manière aussi précise et claire que possible tout en définissant les nouvelles notions importantes introduites.
mise en perspective/enjeux : efforcez-vous dès l'introduction de laisser deviner l'intérêt général du texte dans la réflexion philosophique (enjeux/intérêts philosophiques) ainsi que l'originalité et le sens précis de l'option théorique choisie par l'auteur (mise en perspective). Cela doit être fait brièvement et synthétiquement, vous devez aller à l'essentiel.
démarche argumentative : exposez de manière très synthétique la démarche argumentative donc, si possible, évitez de simplement formuler le titre des parties les unes après les autres mais montrez d'emblée qu'elle sont logiquement liées entre elles et à la résolution du problème.
==> attention l'introduction doit être très synthétique, gardez les développements pour plus tard. Elle est néanmoins riche en informations. Elle est donc dense par nature, évitez de faire des introductions de plus d'une page et de moins d'une demi page (en fonction de votre graphie bien sûr).
organisation du développement :
Le plan d'un commentaire de texte est composé de plusieurs parties, la plupart du temps entre deux et quatre dans la mesure où il s'agit d'éviter d'éparpiller l'unité du texte tout en montrant qu'il est l'articulation de plusieurs moments. De toute façon, il faut garder à l'esprit que c'est le texte qui commande le nombre de parties et non une idée préconçue sur le meilleur équilibre des parties (ce qui peut valoir en dissertation ne vaut pas pour le commentaire). Contrairement à la dissertation où il n'y a pas UN bon plan, le commentaire de texte est moins souple car votre réflexion en dissertation est soumise à votre souveraineté intellectuelle alors que c'est le texte déjà là qui préside à la confection du commentaire.
Bien entendu, il y a une marge de variation dans l'interprétation du texte mais il n'y a rien d'arbitraire. Le développement doit être la manifestation et l'exposition de la démarche argumentative de l'auteur, elle-même étant au service d'un but théorique, d'une idée, d'un objectif philosophique.
Éviter tout type de plan qui ne suit pas l'ordre du texte. Si vous souhaitez mettre en discussion tel ou tel aspect du texte, faites-le au fur et à mesure. Le risque étant que si vous faites une partie dédiée à la discussion, les parties dédiées au commentaires ne soient qu'une paraphrase. Il faut parvenir à faire parler le texte et à le soumettre à l'interrogatoire au fur et à mesure sans perdre le fil : c'est le rôle du développement et sa difficulté intrinsèque.
==> Le développement expose et explicite ce qui était en germe dans l'introduction, il doit donc être beaucoup plus disert, vous ne devez pas pour autant tomber dans le verbiage ou la répétition du même. Il s'agit, dans le développement, d'approfondir, de montrer et d'exposer les significations, apports et tensions propres au texte.
mise en place de la conclusion :
Rappel du chemin argumentatif parcouru : comme le texte est une argumentation dynamique, un chemin parcouru, rappelez rapidement, synthétiquement et clairement le parcours fait, en rappelant, s'il le faut les difficultés, les points d'achoppement, bref, tout ce qu'il y a de significatif pour rendre compte de la démarche de l'auteur.
Réponse à la problématique : comme tout chemin, l'argumentation a un point de départ et une arrivée, vous devez donc formuler les résultats de la réflexion. Ainsi, le but est de montrer qu'elle n'est pas stérile ou gratuite et qu'on peut en tirer un ou plusieurs acquis.
Rapper synthétiquement l'enjeu principal et l'apport du texte à la réflexion sur le thème envisagé par l'auteur.
==> en conclusion une formulation claire et synthétique s'impose comme en conclusion. Sachez toujours bien alterner les synthèses efficaces et les moments analytiques plus développées. C'est la condition d'un commentaire à la fois cohérent et fouillé.
Profil-type d'un commentaire de texte :
Introduction : § Entrée en matière
§ Thème
Thèse
Problématique
Enjeux
Mise en perspective
§ Démarche argumentative
Développement : §§ Première partie
§ Formulation de l'idée, de l'argument, du sens de la première partie.
§ Formulation de l'idée, de la fonction, du sens de la première séquence (sous-partie).
Expliquer et reformulez l'unité de sens de la séquence. Citer et analyser la séquence concernée (moment analytique).
Approfondissez et prenez du champ en utilisant un exemple, une référence, en évoquant une thématique générale qui vous permet d'aller plus avant pour montrer l'originalité, la force, la fragilité, l'apport de ce que propose l'auteur.
Concluez en une phrase.
§ refaire la même chose pour la deuxième séquence
§ refaire la même chose pour la troisième séquence.
[...]
§§ Deuxième partie : suivez le même plan que pour la première
§§ Troisième partie : idem
[...]
Conclusion : § Rappel de la démarche.
§ Réponse à la problématique.
§ Apport du texte.
nb : j'ai pu m'inspirer, partiellement pour certains aspects de la méthode, de propositions faites par d'autres enseignants, qu'il me soit permis de m'excuser des quelques emprunts et de les remercier de l'aide qu'ils m'ont fournie. Cette méthode ne propose, de toute façon, rien d'original (ça n'est pas l'objectif) mais seulement un ensemble à la fois complet (autant que faire se peut) et synthétique des exigences majoritairement partagées pour la réalisation d'un commentaire de texte philosophique.
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