« L'altruisme n'est pas destiné à devenir [...] une sorte d'ornement agréable de notre vie sociale ; mais il en sera toujours la base fondamentale. Comment, en effet, pourrions-nous jamais nous en passer ? Les hommes ne peuvent vivre ensemble sans s'entendre et, par conséquent, sans se faire des sacrifices mutuels, sans se lier les uns aux autres d'une manière forte et durable. Toute société est une société morale. À certains égards, ce caractère est même plus prononcé dans les sociétés organisées. Parce que l'individu ne se suffit pas, c'est de la société qu'il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c'est pour elle qu'il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l'état de dépendance où il se trouve : il s'habitue à s'estimer à sa juste valeur, c'est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d'un tout, l'organe d'un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement des sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l'occasion, des actes de renoncement complet et d'abnégation sans partage. De son côté, la société apprend à regarder les membres qui la composent, non plus comme des choses sur lesquelles elle a des droits, mais comme des coopérateurs dont elle ne peut se passer et vis-à-vis desquels elle a des devoirs. C'est donc à tort qu'on oppose la société qui dérive de la communauté des croyances à celle qui a pour base la coopération, en n'accordant qu'à la première le caractère moral, et en ne voyant dans la seconde qu'un groupement économique. En réalité, la coopération a, elle aussi, sa moralité intrinsèque »
Émile DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007.
On pourrait croire que les sociétés se développent exclusivement sur la base de l'égoïsme si l'on entend pas là, une recherche exclusive de son intérêt propre et une action dirigée seulement par des fins où l'autre n'intervient qu'au titre d'instrument. Or, le texte de Durkheim s'oppose à ce genre d'idée défendu par Spencer entre autres. Il considère, au contraire, que pour qu'une société soit possible, il faut que soient développées par les individus des attitudes orientées vers la satisfaction des intérêts d'autres que soi ou subordonnées à l'intérêt d'autres que soi. Il semble effectivement très difficile de penser l'existence d'un ciment social si chacun essaie de subordonner le reste de la société à son seul intérêt.
Ainsi, Durkheim étudie, dans ce texte, la question du lien social et des conditions de l'unité de la société. La société, entendue comme réunion des individus voit-elle son existence spontanée et son développement résulter de l'égoïsme et de l'intérêt que chacun trouve à profiter de l'échange avec les autres ou bien de l'altruisme et de la tendance que chacun a de se sacrifier aux règles qu'exige le partage de la vie sociale ? Si la société ne pouvait tenir que du calcul égoïste des individus, il est évident que l'altruisme ne serait qu'un ornement contingent, dans l'autre cas, il est une structure nécessaire de la solidité et du développement des sociétés. Mais, en même temps, dans le cas du primat de l'égoïsme, cela signifierait que la société ne serait pas productrice de comportements moraux mais, au contraire, tendrait à renforcer, au fur et à mesure de son développement, des comportements immoraux, c'est d'ailleurs le point de vue de Rousseau (le développement de l'amour-propre va de pair avec celui de la société). Mais, cet égoïsme devrait alors aller vers l'éclatement de la société en raison des rivalités et concurrences qui s'y développeraient, non vers son unification. C'est pourquoi, de manière paradoxale, Durkheim considère que plus la société se complexifie, s'organise, plus les individus sont dépendants du tout de la société et prêts à s'y sacrifier. Aussi, contrairement aux idées reçues, les sociétés de l'échange ne sont pas avant tout des sociétés du calcul individualiste et égoïste, mais des sociétés où les individus sont tout entier soumis à des impératifs altruistes, c'est-à-dire tournés vers les autres coopérateurs. Mais s'il est vrai que le développement de la morale est articulé à l'état cela signifierait-il que la morale n'a rien d'individuel et de désintéressé mais qu'elle est tout entière dépendante des structures sociales qui la déterminent ?
Dans un premier temps Durkheim développe un argument ad hominem à l'encontre de Spencer et de ceux qui croient que la société pourrait n'être que la convergence d'attitudes égoïstes. Il en déduit, dans un deuxième temps, que toute société est morale et que le degré de moralité d'une société varie à proportion de son organisation. Il étaye cette idée, dans un troisième temps, en montrant la manière dont s'articule la dépendance des individus vis-à-vis du tout de la société et la modification du rapport du tout de la société à chacun de ses membres. Enfin, il conclut naturellement son argumentation en battant en brèche les idées reçues : plus la société s'organise et sort de son état primitif de communauté de croyance, plus elle est productrice d'altruisme.
Durkheim introduit, dans un premier temps, l'idée qui structure son texte. Pour lui, le développement de la société ne contribue pas à développer l'immoralité et l'égoïsme mais au contraire, les sentiments et les catégories moraux doivent être considérés comme le résultat du développement de la société. Une ambiguïté demeure néanmoins autour du caractère premier de la morale par rapport à la société ou de la société par rapport à la morale. Durkheim se contente de montrer que la morale est une réalité nécessaire à l'existence sociale, une réalité sociale pourrait-on dire, mais ne dit pas, dans un premier temps, si les sentiments moraux précèdent la société ou en sont le produit.
Le premier argument qu'il donne pour asseoir cette thèse est que la morale n'est pas seulement décorative. Mais qui vise-t-il ? Son assertion peut légitimement apparaître comme un argument ad hominem. Il semble désigner ceux qui considèrent, au contraire, que toutes les attitudes morales cachent, en réalité, des calculs égoïstes et ne sont, à ce titre, que des moyens habiles, des calculs de prudence visant à cacher à autrui les motifs de son action, c'est-à-dire à pouvoir vivre égoïstement sans s'opposer autrui. Durkheim considère, en effet, que les comportements moraux renvoient à des comportements altruistes puisqu'il semble utiliser indifféremment l'un et l'autre terme. La morale relèverait par conséquent de la propension d'un individu à considérer dans son action la manière dont elle peut affecter autrui au lieu, comme le pensent ceux qui considèrent que la vie sociale renforce l'égoïsme, de considérer que toute action des individus découle de la recherche étroite de son intérêt propre. On peut certainement penser à Spencer qui défendait un évolutionnisme social selon lequel la société ne serait que la résultante d'une lutte pour la vie au cours de laquelle seuls les plus adaptés devaient pouvoir parvenir à survivre socialement. Aussi, dans une telle perspective théorique on comprend que les comportements moraux ne soient pas nécessaires, ils pourraient ne pas être que la société continuerait à être car sa structure est avant tout liée à la concurrence des individus. On comprend donc cette métaphore de « l'ornement agréable » de la manière suivante : pour ceux qui défendent que la société est le résultats de comportements égoïstes, les comportements moraux sont contingents et n'ont qu'une valeur ornementale pour adoucir la dureté des relations sociales sans pour autant être nécessaire à ces relations sociales.
Mais, à être plus attentif au texte, on s'aperçoit que Durkheim donne à sa réflexion une dimension historique. Il semble dire que la morale a bien pu être nécessaire à un moment donné de la vie sociale mais qu'elle est maintenant « destinée » à devenir caduque. Il est vrai que certains auteurs, comme Rousseau, considèrent que la société déprave l'homme à mesure de son évolution et qu'en conséquence plus la société se complexifie et la dépendance des hommes s'accroît plus les hommes développent l'amour-propre et s'éloigne de l'amour de soi et de la pitié, sources de la morale. Il est vrai, par exemple, que l'on peut considérer que les premières société basées sur des relations accidentelles (pour reprendre la pensée de Rousseau), non nécessaires permettaient aux hommes d'agir les uns par rapport aux autres par pur goût d'être ensemble d'une part, ou par pur mouvement de l'altruisme naturel qu'est la pitié, non en raison d'une nécessité vitale. Inversement, dans les sociétés où les hommes sont interdépendants les uns des autres, leur cohabitation devient nécessaire et les motifs qui les poussent à être ensemble, à échanger, à se soutenir... sont, de fait, moins purs, moins désintéressés. Ainsi, Durkheim inscrit sa réflexion dans une dimension historique et s'attache donc à évaluer les implications du passage de la société d'un état antérieur, moins évolué, qui serait plus moral à un moment ultérieur, d'une société plus complexe, qui serait moins moral. Nous allons voir que Durkheim s'oppose catégoriquement à cette présentation de l'évolution des sociétés.
Durkheim s'oppose au contraire à ces thèses dans la mesure où il considère que la morale est consubstantiellement liée à la vie sociale et que loin que son développement la rende subalterne ou contingente, son développement ne la remet, au contraire, jamais en cause. Durkheim caractérise la « morale » de « base fondamentale » de la société. Cela peut apparaître comme un premier élément de définition de la morale dont on ne peut nier qu'il revêt un caractère très original dans l'histoire de la philosophie. On sait que, de manière générale, les philosophes définissent la morale par référence à un sens moral individuel (la conscience) ou bien à une faculté individuelle de se donner des lois (raison pratique). Bien sûr certains philosophes relativistes comme Montaigne ont pu dire que, d'une certaine manière, nos représentations morales sont dépendantes de la société dans laquelle nous avons été élevés. Mais, Durkheim va plus loin que ça dans la mesure où il donne à la morale une fonction essentielle dans la vie sociale, celle de « base fondamentale ». Il ne donne donc pas la morale à penser comme une réalité individuelle ou comme le résultat de préjugés sociaux contingents mais comme ayant une relation nécessaire au tout de la société et devant être analysée de cette manière, à travers sa fonction sociale. Néanmoins, ce que dit Durkheim n'est pas encore parfaitement déterminé puisque si la morale est une « base fondamentale » de la société, cela ne nous suffit pas à dire si la morale préexiste à la société à travers des sentiments innés et serait donc une fondation naturelle extérieure à la société sur laquelle la société prendrait appui ou bien si c'est une base que la société se donne à elle-même pour se solidifier. Une société solide prend l'aspect d'une société morale et s'exprime à travers l'intensité des relations morales que les individus entretiennent. De la même manière, la notion de morale ou de relation morale n'est pas encore bien déterminée, en quoi consiste-t-elle ? On sait déjà qu'elle ne consiste pas, comme chez Kant, en une réalité purement désintéressée et indépendante du contexte. Durkheim y insiste à nouveau par une question rhétorique : « comment […] pourrions-nous nous en passer ? ». Cette question rhétorique montre que le comportement moral n'est pas le résultat de l'adhésion libre d'une volonté bonne à des devoirs moraux universels, mais qu'il est le résultat d'une nécessité sociale. En montrant le caractère nécessaire du comportement moral, Durkheim affirme précisément le contraire de ce que disait Kant lorsqu'il affirmait qu'il n'y avait peut-être jamais eu d'acte vraiment moral tant il est vrai que la morale devait être détachée de tout intérêt et ne dépendre que d'une volonté parfaitement bonne agissant par pur devoir. Au contraire, Durkheim dit bien que c'est le contraire : on ne peut pas ne pas agir moralement et ce qui est introuvable c'est l'homme qui n'a jamais agi moralement. La morale n'est donc pas une sorte de supplément d'âme qui se déploierait en dehors du monde social et des rapports d'intérêt mais qui, au contraire, en est la base, la condition de possibilité pourrait-on dire. Comment s'exprime donc cette morale consubstantiellement liée à l'existence sociale ?
La société comme réunion d'individus liés fortement les uns aux autres, interdépendants, ne pourrait, par définition, exister si les hommes n'étaient qu'égoïstes et tournés vers eux-mêmes et la seule réalisation de leurs intérêts étroits. Il faut, au contraire, que les individus aient un lien positif, qu'ils « s'entendent ». La condition de cette entente est la capacité des individus à faire des « sacrifices mutuels » : c'est cette notion de « sacrifice mutuel » qui permettra de développer ou de préciser ce que Durkheim entend par la morale. Durkheim précise donc, très rapidement, le sens qu'il donne aux relations morales. Quelle est cette morale dont nous parlons et qui est si peu kantienne ? C'est une morale qui s'exprime à travers les « sacrifices mutuels » que les membres d'une société se font les uns par rapport aux autres. Durkheim ne fait donc ici pas référence à un quelconque sentiment subjectif et cela s'explique certainement par sa perspective sociologique : il n'est ni psychologue, ni philosophe moral, ça n'est pas d'abord les sentiments moraux qui l'intéressent mais les indices objectifs, les marques objectives des phénomènes qu'il décrit. La morale serait donc un phénomène dont un trait essentiel serait le sacrifice mutuel. Cela signifie que les individus, dans certaines situations ou dans toutes les situations, sont prêts à faire passer leur intérêt le plus direct (recherche du plaisir, du profit...) derrière celui d'autrui ou de la société. Cette capacité sacrificielle serait une condition de la réunion des hommes, une disposition que les individus devraient développer pour que la société se renforce. La capacité à se sacrifier semble, d'emblée, révéler la manière dont l'individu subordonne lui-même son intérêt à un intérêt plus grand que le sien, son existence à une existence plus grande que la sienne et dont il fait partie. C'est par ces sacrifices que les individus font exister la société en montrant que, de leur point de vue, existe une réalité collective plus importante qu'eux et dont ils sont les membres. On commence donc à comprendre en quoi la morale, entendue comme capacité à faire des sacrifices mutuels est bien la base de de la « vie sociale ». Les « sacrifices mutuels » sont, en quelque sorte, le ciment de « liens » « forts » et « durables », c'est-à-dire à la fois solides et pérenne. Ces deux propriétés du lien social sont importantes car, en effet, si un individu peut se passer d'un autre, c'est-à-dire si son lien est seulement fondé sur un plaisir passager et fragile, ce lien n'est en rien caractéristique d'une société. Pour que le lien soit constitutif d'un lien social, il doit bien être tel qu'un individu ne puisse s'en passer, et tel qu'il soit nécessaire pour l'individu de sorte qu'il devienne fort et durable, ceci se traduisant par une tendance de l'individu à se sacrifier à ceux dont son existence dépend. Est-ce à dire alors que ce lien n'est pas seulement l'expression d'une liaison horizontale entre des individus égaux (comme la relation qui peut exister entre amis ou entre des personnes qui font des contrats) mais d'une forme de dépendance de chacun vis-à-vis d'une sorte de réalité supérieure que serait la société, dépendance qui aurait elle-même des manières de se traduire phénomènes bien repérables ? Cela reviendrait donc à déplacer la question morale du rapport des individus entre eux au rapport d'inclusion des individus dans la société, une entité plus grande qu'eux dont leur vie dépend entièrement. Pour l'instant, nous ne pouvons pas trancher cette question mais la suite du texte donnera un certain nombre d'éléments pour la préciser.
Durkheim tire donc une conclusion générale des réflexions qu'il a menées jusque là : « toute société est une société morale ». Autrement dit, il n'existe aucune société qui ne soit sans morale, pas même les sociétés fondées sur l'économie de marché. Il refuserait l'idée que la morale ne caractérise que quelques sociétés ou un certain type de société comme les sociétés primitives basées sur des fraternités claniques, il considère, au contraire, qu'il n'y a aucune exception à cette conclusion car l'existence morale, comme nous l'avons montré, est consusbtantiellement liée à l'existence de la société, il ne saurait y avoir de société sans morale et inversement.
La morale est donc un des aspects essentiel de la vie sociale, il n'en est pas séparable et inversement la vie sociale n'est pas indépendante de l'existence d'une morale. Cette thèse est si vraie qu'elle permet à Durkheim, dans un second, temps de remettre en cause l'idée reçue selon laquelle les sociétés complexes, comme les sociétés d'économie de marché, seraient plus égoïstes que les sociétés primitives basées sur la fraternité clanique. Quelles sont les structures sociologiques qui peuvent expliquer que la vie morale soit plus forte encore dans les sociétés complexes que Durkheim appelle les sociétés organisées ? C'est à cette question que la deuxième partie s'attache.